SeokJong Baek (Samson), Elīna Garanča (Dalila), Lukasz Goliński (Grand Prêtre), Blaise Malaba (Abimélech), Goderdzi Janelidze (Vieillard hébreux), Alan Pingarron (1er Philistin), Chuma Sijeqa (2e Philistin), Thando Mjandana (Messager) ; Orchestra & Chorus du Royal Opera House, dir. Antonio Pappano ; mise en scène Richard Jones, décors Hyemi Shin, costumes Nicky Gillibrand, lumières Andreas Fuchs. The Royal Opera House (Londres), 10 au 19 juin 2022 (live).

DVD Opus Arte, OA1371D. Distr. DistrArt Musique.

Nouvelle production de la Royal Opera House en 2022, cette captation restitue la flamboyance du projet de Saint-Saëns, autant oratorio que grand opéra. Sous la direction d’Antonio Pappano, la splendeur orchestrale et chorale des phalanges de la maison londonienne sonne avec une ampleur quasi baroque durant le premier acte. Au second acte, le relief orchestral valorise les émotions tour à tour sensuelles et vengeresses des amours du couple éponyme. Quant à l’aspect clinquant et quasi « cabaret » de la bacchanale du dernier acte, il contraste avec la spiritualité du tableau au cachot de Gaza, celui de Samson aveugle et privé du talisman de sa chevelure. Le chef réserve cependant l’explosion musicale au final du deuxième acte, construisant un immense arc dramatique depuis le contrepoint obsessionnel du motif de l’orage, la colère de la séductrice, la trahison dont Samson est l’objet vers les turbulences de la foudre. La masse houleuse des motifs de rappel s’y fraye un passage ébouriffant, totalement maîtrisé.

La vision du metteur en scène Richard Jones s’oriente plus vers l’affrontement socio-politique que sur le conflit religieux, déployé par le librettiste Ferdinand Lemaire d’après le Livre des Juges, XII. Situé ici dans l’état d’Israël des années 70, les Hébreux, de prudes croyants attachés à leur foi, sont oppressés par les riches Philistins qui célèbrent leurs rites consuméristes de païen. Sans déconstruire la narration, cette transposition tourne le dos à l’orientalisme kitch, une convention de la création (1877). Grâce à une scénographie simplifiée – structure de boîtes implantées sur le plateau assombri (celle tirée par la corde du puissant Samson au Prélude deviendra le temple de Dagon qu’il ébranle au final) – le regardeur est invité à pénétrer dans leur intérieur. Ou bien à observer l’extérieur par le traveling de la caméra sur de larges mouvements de foule, telle la révolte des Hébreux, l’orgie débridée des Philistins. Les lumières tamisées guident notre regard, furtivement rougeoyantes pour suggérer la chaleur du Moyen-Orient (début), ou bien zoomant sur la demeure de la séductrice dans son baraquement de tôles vertes ondulées (« lianes luxuriantes » du livret !). L’intimité y est plus glaçante que voluptueuse : l’autel est transformé en table de légiste supportant le cadavre du satrape gouverneur (l’oppresseur), puis celui du vieillard hébreux (l’oppressé), au troisième acte enfin, le corps supplicié de Samson. Cette contextualisation s’appuie sur des éléments contemporains repérables, du drapeau avec l’étoile de David jusqu’aux treillis de soldats à la botte du Grand prêtre métamorphosé en chef militaire réprimant l’Intifada. Lors de la bacchanale du culte de Dagon, la critique sociale des Philistins emprunte à l’univers d’un Casino hollywoodien avec les strass de costumes féminins (dont celui de Dalila en icône de style Metropolis) et les machines à sous à l’effigie du satrape et gouverneur Abimélech. Celles-ci rappellent ses provocations à l’origine de la révolte du peuple hébreux. En conséquence de ces choix, la chorégraphie éclipse les odalisques en optant pour huit danseurs masculins qui entraînent les choristes femmes dans une sorte de madison parodique. En 2024, le cynisme de cette production prend une résonance politique dans l’actualité meurtrière entre Gaza et le régime israélien.

Quoiqu’il en soit, la brillance de l’interprétation vocale relève le défi d’un opéra emblématique du répertoire romantique. La distribution optimale n’accorde cependant pas assez de lisibilité à la prosodie française… ce qui aurait fort incommodé Saint-Saëns. À l’exception du ténor sud-coréen, qui articule les vers français sans altérer sa ligne de chant, les protagonistes et le chœur peinent à se faire comprendre, selon divers degrés allant jusqu’à l’incompréhension des propos du Grand Prêtre. SeokJong Baek (Samson) endosse le rôle du sauveur Hébreux, amoureux de la Philistine, avec une même sincérité, traduisant son déchirement intérieur de manière bouleversante. Secouant sa crinière brune, le fort ténor est tour à tour vaillant (« Arrêtez, ô mes frères ») et délicat lorsqu’il accorde ses couleurs pianissimi à l’aveu douloureux (« Dalila, je t’aime ») ou ses lamentations abyssales d’homme de foi (air de la Meule). Le plaisir de vibrer au mezzo généreux d’Elīna Garanča (Dalila) est jubilatoire, d’autant que l’artiste tient tête à l’ambitus assassin du rôle dans le grand duo central du deuxième acte : contralto charnu et contre-si b ravageur. Son tempérament lui accorde plus de vraisemblance dans les expressions félines de colère, de vengeance (duo avec le Grand prêtre) ou de raillerie que dans les accents capiteux de « Mon cœur s’ouvre à ta voix ». Les rôles de basses sont bien caractérisés, le plus expressif étant celui incarné par Goderdzi Janelidze en sobre Vieillard hébreux (un rabbin unijambiste) qui ne démérite pas dans le trio avec le couple éponyme. Si l’amplitude caractérise la vindicte du baryton basse Lukasz Goliński (Grand Prêtre), la prestance vocale de Blaise Malaba (Abimélech), basse casquée d’or, est bien l’étincelle qui déclenche le drame. Les deux Philistins et le messager sont de parfaits comprimari, tandis que le Royal Opera Chorus déroule avec précision les grandes fugues de la partition, si ce n’est avec la diction souhaitable… Signalons un bonus de choix, l’interview du chef Pappano, livrant au clavier les astuces compositionnelles de Saint-Saëns.

En dépit des réserves de diction, ce DVD vient combler un manque dans la discographie du chef-d’œuvre de Saint-Saëns (voir L'Avant-scène Opéra n° 293, évaluant le DVD vintage du Metropolitan Opera). Voici donc une belle acquisition pour votre propre House si vous n’avez pu assister aux représentations avec les somptueuses Dalila d’Anita Rachvelishvili (Opéra Bastille) ou de Marie-Nicole Lemieux (Théâtre antique d’Orange, 2021).

 

S.T-L