Coproduction heureuse entre l’Opéra de Lille et l’ONR : voici en création française, le Polifemo de Porpora, né à Londres en 1735, longtemps endormi, et qui fait partie des bijoux de l’opéra napolitain. Baguette enjouée d’Emmanuelle Haïm, distribution étincelante, et proposition scénique délicieusement drôle de Bruno Ravella et de sa décoratrice Annemarie Woods, c’est un sans faute.

Il y a quelques années encore, le nom de Nicola Porpora intéressait surtout l’historien du chant baroque, qui seul savait quel pédagogue il avait été à Naples – n’avait-il pas formé les castrats les plus illustres de son temps, tel Porporino, Caffarelli et le plus mythique de tous, Farinelli ? Mais ses opéras seria n’étaient plus que des titres sur les longues listes de compositions napolitaines du début du XVIIe siècle bien oubliées, son souvenir vivant un peu plus par le fait qu’il s’était imposé à Londres comme l’égal de Haendel, en tant que compositeur de The Opera of the Nobility, compagnie créée par Senesino pour rivaliser avec The Royal Academy of Music du Saxon, avec lequel il s’était brouillé.

Si les deux compagnies firent faillite en 1737, par abus de dépenses somptuaires pour attirer le public (productions, vedettes hors de prix) l’émulation provoquée par cette rivalité n’en permit pas moins l’éclosion d’un bouquet d’œuvres majeures, comme Ariodante et Alcina de l’allemand, contemporaines de l’Arianna a Nasso de 1733 et du Polifemo, de l’italien, triomphalement accueilli en 1735. Triomphe dû à une partition vocale virtuose au service des pyrotechnies des chanteurs les plus célèbres d’alors, Senesino et Farinelli, ainsi que Francesca Cuzzoni. Flamboiement de courte durée, les anglais se lassant plus vite que prévu de l’opéra italien, et des querelles de ses interprètes : Porpora rentra en Italie dès 1736, et acheva son parcours créatif entre Venise, Vienne et Naples, tandis que Haendel se consacra désormais à cet oratorio anglais qui assura sa renommée à travers les siècles jusqu’au retour de son œuvre lyrique après 1922. Celui de Porpora ne commença à sortir de l’oubli que 70 ans plus tard, avec l’apparition d’interprètes virtuoses aptes à rendre à ce style sa vérité purement technique, assurant l’intérêt nouveau d’un public ébloui. Les Cenčić, Jaroussky, Fagioli, les Genaux, Gauvain, Bartoli ont parsemé depuis les années 1990 leurs récitals au concert, au disque, d’extraits vocalement ébouriffants de cette œuvre  en particulier l’« Alto Giove » de Polifemo – que complètent depuis peu les retrouvailles avec les planches de Germanico in Germania à Innsbruck, de Polifemo à Salzbourg et à Bayreuth, de Carlo il Calvo à Bayreuth encore, désormais retrouvables au disque.

La France ayant été peu sensible sous Louis XV à la vogue européenne de l’opéra seria napolitain, c’est donc une véritable création française qu’offraient Lille et Strasbourg avec leur coproduction de Polifemo.

Le livret de Paolo Antonio Rolli mélange allégrement les amours malheureuses d’Acis et de Galatée dévastées par le jaloux Polyphème – incarnation d’un Etna anthropomorphisé – épisode des Métamorphoses d’Ovide déjà traité par Haendel sous forme de Sérénade en 1708 et en 1731, et les chants de l’Odyssée où Ulysse échappe avec ses compagnons au cyclope dont il a crevé l’œil en s’accrochant à ses moutons, et tombe sous le charme de Nausicaa. Un melting-pot peu rigoureux par rapport aux sources, mais débordant de tragi-comique et de mythe qui, pour Bruno Ravella, relève de l’esprit du péplum italien des années 1960. C’est ainsi que l’action se trouve transposée dans les studios de Cineccità où se tourne un Polifemo kitschissime où bergers, surhommes et monstre se croisent comme au bon vieux temps sur la pellicule, avec trucages délicieusement vintage aujourd’hui. Les décors de carton-pâte (un Etna rougeoyant) ou de toiles peintes (la plage d’Ogygie, royaume des nymphes de Calypso), les costumes très colorés, le Polyphème géant, griffu et cornu digne des Godzilla de la grande époque, et un Ulysse aux muscles saillants, ne peuvent que faire sourire, en toute complicité. La logique de l’histoire, malmenée par Rolli, n’y perd rien, au contraire, Acis le berger étant ici un peintre décorateur poussant son échafaudage au milieu des décors, qui meurt écrasé par la chute, non d’un rocher expulsé par le volcan mais d’un énorme projecteur, provoquée par le producteur du film, et amoureux de Galatée.

Reste la musique, qui pour éblouissante qu’elle soit, n’en manque pas moins de cette émotion et de cette humanité que Haendel savait y glisser. Celle de Porpora n’a qu’un but, briller avant tout, et elle y réussit d’autant mieux que la distribution s’entend à le faire parfaitement. Si Franco Fagioli a consacré voici 10 ans un récital entier – et exceptionnel – à Porpora, sa voix n’a plus le brillant ni l'agilité insensés de ses temps révolus. La ligne est moins parfaitement cohérente, la puissance n’est plus aussi percutante, la vocalise est plus prudente, moins dynamique, mais pas moins impressionnante, comme la stabilité des aigus, parfaite, et le sens poétique des couleurs, inaltéré. Mais on ne retrouve pas le bonheur absolu de son « Alto Giove » gravé, ici seulement superbe, mais pas à se mettre à genoux. En matière d’impact, c’est Paul-Antoine Bénos-Djian, Ulysse très rentre-dedans, qui remporte la palme, avec un chant totalement assuré, plus sonore, plus défoncé, plus mâle, et en parfait contraste avec celui du doux berger. Le Polifemo de José Coca Loza n’a pas ces brillances, mais sa basse a d’incontestables profondeurs, sinon des couleurs très variées. Côté héroïnes, la Galatée de Madison Nonoa est délicieuse, et c’est à elle que revient, sur le corps de son aimé écrasé, le vrai moment d’émotion de la soirée. Delphine Galou compose une Calypso au chant impeccable, sinon inspiré, charmante et séduisante assurément. 

Maîtresse du tempo, Emmanuelle Haïm trouve à exprimer dans les sonorités du Concert d’Astrée toute la variété de l’orchestration du napolitain, le jeu des couleurs, et une vivacité qu’elle entretient de bout en bout : le spectacle avance, trois heures durant, sans le moindre temps mort. Et c’est un vrai plaisir.

 

P.F


© Klara Beck