Pour ses mises en scène lyriques, Sidi Larbi Cherkaoui aime à s’associer avec des plasticiens. On se souvenait d’un Pelléas et Mélisande à l’Opéra des Flandres en 2018 dans un décor d’énormes blocs de quartz conçu par Marina Abramović où, déjà, tout un jeu de fils tendus par des danseurs sculpturaux reliait ou entravait les protagonistes. Pour cet Idoménée, c’est à la japonaise Chiharu Shiota qu’il a confié la scénographie. On y retrouve l’idée du lien. Les artefacts de fil de l'artiste, rouges comme le sang versé ou celui qui menace de couler de nouveau, créent les espaces abstraits du drame, tour à tour rideaux, cage, boîte, passant parfois au blanc ou au noir selon les scènes. La danse évidemment est omniprésente, dès l’ouverture mimée par un groupe de neuf danseurs, et tente également d’intégrer avec plus ou moins de bonheur les solistes dans des figures qui ne convainquent pas toujours. Elle paraît souvent envahissante, au mieux décorative, et impose aux protagonistes, particulièrement à Idamante, une gestuelle sophistiquée dont on se demande quel est exactement le sens. S'agit-il d'un équivalent des codes des représentations d’opéra séria ? Associée aux extravagants costumes très « haute couture » de Yuima Nakazato, qui donnent une tonalité un rien kitsch à l’ensemble, la mise en scène place l’opéra de Mozart dans un univers plus proche de l’heroic fantasy que de l’opéra séria, hors du temps historique. Le dernier acte revient à une esthétique plus sobre et presque classique, réduisant la place de la danse dans une mise en scène qui se théâtralise. Elle invente pour le duo d’Idamante et d’Ilia une valse quasi viennoise (bien qu’il s’agisse de la version originale de Munich) qui est sûrement un des moments les plus poétiques de la chorégraphie. 

 

Fidèle aux conventions de son époque, selon lesquelles, « tout est bien qui finit mal », le metteur en scène va à rebours du lieto fine du livret, faisant sacrifier le jeune couple par l’envoyé de Neptune. Idoménée se réserve la main d’Elettra qui n’ira pas aux Enfers après son grand air, et malgré l'oracle, s’impose dans un règne renouvelé, en une allusion aux potentats contemporains qui refusent d’abandonner le pouvoir aux jeunes générations. Paradoxalement, le chorégraphe écourte le ballet final pour laisser place à une fin abrupte qui voit Elettra penchée en une sorte de pietà sur le corps d’Idamante tandis que les danseurs cuirassés se lancent dans une chorégraphie guerrière, signifiant que la paix n’est pas revenue, contrairement à ce que dit le roi dans son adresse au peuple. 

 

Remplaçant Stanislas de Barbeyrac initialement annoncé, Bernard Richter possède avec une voix centrale, un sens aigu du récitatif qui lui permet d’imposer un Idoménée autoritaire et tourmenté mais il parait mal à l’aise dans l’écriture ornée de ses deux airs, tout particulièrement dans le célèbre « Fuor del mar » dont les vocalises le mettent à rude épreuve et pour lequel il eût peut-être mieux valu choisir la version abrégée. L’Idamante de Léa Desandre, peu genré, a pour lui, la musicalité, l’engagement, une capacité à concilier les exigences vocales de son rôle avec celles de la chorégraphie, mais la voix légère et peu timbrée dans le grave reste d’assez petit format pour une scène aussi grande. Son timbre se marie à la perfection avec celui d’une grande fraîcheur de Giulia Semenzato qui, passé un air d’entrée aux aigus un peu fixes, donne la mesure d’une jolie conduite de voix mais paraît bien mal à l’aise avec la balançoire tournante que lui impose son « Zeffiretti lusinghieri ». En Elettra, Federica Lombardi montre de jolis moyens, un aigu brillant et sûr, un médium et des graves suffisants mais si son air de l’acte II séduit par sa suavité, il manque une certaine homogénéité à la voix pour communiquer toute la hargne vengeresse du personnage. Avec une voix assez nasale, Omar Mancini fait de son mieux dans le redoutable air d’Arbace « Se colà nei fati », restant un peu scolaire malgré la belle cadence dans l’aigu qui  le conclut. C’est finalement dans les ensembles que la distribution se révèle à son meilleur (letrio de l’acte II, le quatuor du III), portée par la direction diligente et équilibrée de Leonardo García Alarcón à la tête d’un ensemble mêlant l’orchestre de chambre de Genève et sa Cappella Mediterranea. Le chef donne une lecture vivante et colorée de la partition, particulièrement prenante dans les grands ensembles choraux (final de l’acte II ou cérémonie de l’acte III) où le chœur du Grand Théâtre se révèle magistral. L’ensemble orchestral intègre le pianoforte pour les récitatifs accompagnés et la flûte solo se fait particulièrement remarquer pour sa délicatesse. Entre les deux premiers actes, le chef intercale un morceau instrumental dont l'origine reste mystérieuse et qui ressemble plus à un arrangement qu'à du Mozart original.  Au final, l’ensemble se taille un beau succès, le dernier acte rattrapant quelque peu l’impression mitigée laissée par des deux premiers.

 

A.C


© Filip van Roe