Avant-dernier opéra de Bellini, Beatrice di Tenda fut un échec à sa création avant de trouver sa place (au demeurant modeste) sur les scènes italiennes et à l’étranger – ce fut le premier opéra de Bellini créé au Teatro Colón de Buenos Aires. Dans notre numéro paru en novembre dernier, nous avions avancé que le livret était peut-être trop inhabituel pour le public de l’époque, déployant des subtilités psychologiques qu’on n’avait plus entendues depuis Mozart. Par exemple, à l’acte II, ce Filippo en rappelle un autre dans ses hésitations et la douleur de la solitude du pouvoir. Il y a aussi le personnage original de Beatrice, pas une amoureuse mais une souveraine digne jusque dans la mort, à laquelle ne reste que l’amour de son peuple… et celui d’Orombello qui l’embarrasse et dont elle ne veut rien entendre. Cette hypothèse issue du travail à la table et de l’écoute d’enregistrements de grande qualité survit-elle à l’épreuve de la scène ? Oui, mais on nuancera le constat en reconnaissant que Beatrice ne peut souffrir de médiocrité dans l’interprétation. Or, cette production semble sacrifier méthodiquement tous les éléments requis pour l’interprétation de l’opéra de Bellini.

Premier écueil contre lequel la représentation vient se fracasser : la direction d’orchestre et de chant. L’écriture orchestrale bellinienne est loin d’être la plus complexe. Principalement dévolu à l’accompagnement, l’orchestre ne bouillonne que très rarement, sans virtuosité ni ampleur alla Rossini, dans des sursauts théâtraux qui tendent la trame musico-dramatique. Seuls quelques instruments solistes ou obbligato colorent les airs. Dès lors, le rôle du chef n’est pas de clarifier une polyphonie complexe mais simplement de tenir son orchestre, notamment en proposant une articulation des tempos extrêmement précise, sachant jouer de la rupture comme de l’évolution continue, tout en restant attentif au plateau vocal. On concèdera le dernier point à Mark Wigglesworth, au point de pécher par excès de sollicitude à l’égard des chanteurs ? Car les cabalettes avancent avec la même pulsation que les cantabile… source d’un ennui fatal. La deuxième mission du chef dans ce répertoire est d’assurer la nervosité de l’orchestre dans les passages forte et rapides pour éviter l’effet de double concerto pour cymbales et grosse caisse… malheureusement, pas absent de cette soirée, auquel s’ajoutent de nombreuses approximations instrumentales. Enfin, il faut proposer une direction de chant, animer le « recitar cantando » [on assume ici l’anachronisme], guider les chanteurs dans le cantabile, ménager l’espace pour vocaliser au moyen d’une pulsation impérieuse et dynamique qui les soutient à travers la virtuosité. Las, ce soir, chacun chante avec ses moyens – généreux pour l’ensemble du plateau – mais dans des directions différentes, pour des résultats contrastés.

Tamara Wilson a certes toutes les notes dans la voix, mais sa Beatrice peine à émouvoir. L’aigu est piquant et les vocalises manquent de délié… la puissance de la voix et la qualité de l’italien ne rattrapent pas un chant qui ne possède pas le style. Quinn Kelsey est aussi nanti d’une belle diction italienne et d’une voix chaleureuse, dont la couleur sombre se prête au rôle de tyran… seulement il ne restitue pas les affres et les tourments de Filippo, le chant est uniforme sauf pour quelques accents véristes quand il faut souligner la méchanceté. L’Agnese de Theresa Kronthaler n’est pas gâtée par la partition à part la romance du I, joliment interprétée, abstraction faite d’un italien sans consonne et monochrome. Heureusement, Pene Pati (Orombello) a le timbre solaire, la ligne souple, le chant élancé et une diction italienne qui relève (enfin) du fraseggio ! Son frère Amitai Pati (Anichino) partage avec lui, outre une belle présence vocale pour ses quelques interventions, un engagement dramatique qui permet au spectateur d’y croire un peu pour de trop brefs instants. On regrettera d’autant plus que Pene Pati soit relégué très loin en coulisses pour le trio « Angiol di pace », devenant ainsi à peine audible.

Pour cette entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, la mise en scène a été confiée à Peter Sellars. Choix étonnant, qui viendrait du metteur en scène américain, fasciné depuis des années par Beatrice di Tenda, œuvre qui permettrait de montrer la vie en régime totalitaire. Soit, l’œuvre peut se prêter à l’anachronisme si l’on n’insiste pas trop sur les répliques de Beatrice qui déplore d’avoir confié les destinées de son peuple au jeune Visconti – le mariage n’étant pas le moyen d’institution du pouvoir totalitaire le plus commun. Mais Sellars n’en fait rien : un dispositif scénographique censé évoquer un jardin de buis taillés encombre la scène, soulignant finalement le vide de la direction d’acteurs sans faire diversion. La dénonciation de la dictature devient une accumulation de poncifs, jusque dans la réécriture de certaines répliques du livret où Filippo invoque « l’unité nationale » qu’il doit réaliser en assassinant Beatrice.

Ce rendez-vous manqué entre Beatrice di Tenda et l’Opéra de Paris n’est pas perdu pour toutes les forces artistiques du spectacle, puisque les chœurs préparés par Ching-Lien Wu se distinguent par une prestation de haut vol, à la hauteur du rôle de personnage que Bellini leur accorde, dans un geste que Verdi ne reniera pas, en leur réservant quelques-unes des très belles pages de l’opéra.

 

J.C


Tamara Wilson (Beatrice di Tenda). © Franck Ferville/OnP