Connu pour s’intéresser à la marge des œuvres du répertoire, Raphaël Pichon s’associe à la metteuse en scène Silvia Costa pour concevoir un spectacle en forme d’immersion dans la pensée dramaturgique de Schubert. En effet, plus que de ressusciter un ouvrage méconnu ou d’en achever un laissé sur le métier, le duo d’artistes nous invite à emprunter les voies intérieures du compositeur, à la rencontre de sa psyché, de ses obsessions, comme de ses difficultés formelles, finalement à l’origine de son style si singulier.

Pour Raphaël Pichon, « le spectacle commence en quelque sorte là où le Winterreise s’arrête. D’où, en première pièce du programme, Einförmig ist der Liebe Gram, un arrangement en canon signé Johannes Brahms du Joueur de vielle (Der Leiermann), le 24e et ultime lied du Voyage d’hiver ». Le reste des trente-deux numéros du programme se construit à partir d’extraits d’opéras inachevés (Fierrabras [6], Alfonso und Estrella [4], Die Verschworenen [1], Die Zwillingsbrüder [1], Adrast [1], Sakontala [1]), d’oratorio (Lazarus [6]), de musique de scène (Rosamunde [2]), de lieder [5], de pièces orchestrales [3] et d’un extrait de la Deutsche Messe. Confiés à Robert Percival, les arrangements et orchestrations additionnelles font honneur à Schubert et permettent un déploiement musical stylistiquement cohérent, ménageant aussi les contrastes indispensables à toute musique dramatique.

Afin de rendre justice à des pages musicales jugées d’une rare sincérité mais souvent empêchées par des livrets décevants, Silvia Costa et la dramaturge Raphaëlle Blin ont entrepris un délicat travail d’adaptation de certains textes des opéras inachevés par le compositeur. Accompli « tout en maintenant intacte la puissance émotionnelle de la musique », selon les mots de la metteuse en scène, ce travail de réécriture a permis de faire émerger une trame narrative cohérente, fabuleusement schubertienne. Assise à son rouet, la Parque tisse le fil rouge de l’histoire, puis se lève pour couper ce même fil de vie. Un corps est ainsi retrouvé, puis amené à la morgue où le médecin légiste reconnaît son propre visage. Bouleversé, l’Homme va alors fouiller la mémoire de chacun de ses organes : cerveau, poumons, estomac, cœur, pour mieux comprendre son traumatisme. Après avoir assisté à ses propres funérailles où il croise le regard de son fils, la rétrospective de l’Homme traverse chaque étape de vie, son mariage, l’arrivée de son enfant, le souvenir de son fils assis au piano ou soufflant ses bougies d’anniversaire, puis sa disparition prématurée et chacune des étapes, musicalement et scéniquement sublimes, du long et douloureux deuil du couple.

Pour incarner ce propos au carrefour entre réalité et introspection, la mise en scène repose sur une double esthétique et présente d’un côté des tableaux situés (la morgue, le salon – salle à manger, la chambre de l’enfant), de l’autre des tableaux prenant une certaine hauteur symbolique. Les premiers s’avèrent efficaces et bien construits, les seconds vont bien au-delà d’un propos narratif et scénique pour tutoyer des sentiments d’une haute intériorité. Une écoute de grande qualité, désormais trop rare au théâtre, se fait lorsque l’Enfant (Chadi Lazreq) s’installe au piano pour jouer et chanter la romance de Rosamunde. En apnée, le public prend la mesure de la situation et s’autorise les seuls applaudissements qui viendront suspendre, un bref instant, la progression du grand et puissant arc dramatique du spectacle. Le miracle se répète quand les premières notes du sublime Doppelgänger se font entendre et que l’Homme cherche, à chaque allumette qu’il craque, l’infime réconfort d’une flamme trop fugace. Enfin, le trio de l’Homme, l’Amitié et l’Enfant provoque une intense émotion, alors que le fils défunt, les pieds nus sur le sable, pose ses mains sur les yeux de son père et lui murmure à l’oreille « l’amour est une lumière douce ». Le spectacle s’achève après le sublime Nacht und Träume pour soprano et un chœur féminin extrait de Sakontala, tandis que l’Homme et l’Amour se tiennent debout, seuls, et qu’un segment rouge du fil de la vie vient fendre à nouveau le rideau noir du lointain.

Pour défendre ce projet ambitieux, une distribution de solistes de très haute volée est rassemblée. Stéphane Degout, merveilleux détenteur de l’art du lied schubertien, excelle dans le rôle très intérieur de l’Homme. La soprano Siobhan Stagg offre toute la chaleur de son très beau timbre au rôle rassérénant de l’Amour. Le ténor Laurence Kilsby possède la voix idéale pour incarner l’Amitié, souple, claire, rayonnante de lumière. Enfin, dans le rôle de l’Enfant, Chadi Lazreq est absolument stupéfiant. Âgé de douze ans, le jeune artiste affiche une aisance scénique déconcertante et bouleverse à chacune de ses apparitions par la tendresse de sa voix et la sincérité de son jeu. Aux côtés des solistes, les enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique sont pleinement investis. Quant à Pygmalion, Raphaël Pichon obtient du chœur comme de l’orchestre une palette de couleurs puissamment évocatrices, permettant d’approcher le style si singulier de Schubert, à la fois confidentiel et universel.

Bravo et merci.


J.P