Ayant vu L’Or du Rhin au Théâtre de la Monnaie en octobre dernier, nous avions exprimé des opinions mitigées sur la mise en scène de Roméo Castellucci et la dramaturgie de Christian Longchamp, ainsi qu’une admiration quasi totale sur le niveau de l’interprétation musicale. Nous réitérons, à quelques nuances près, ce même jugement concernant La Walkyrie.

Le côté visuel du spectacle Castellucci, à qui on ne déniera pas un foisonnement d’idées et une générosité quant aux moyens mis en œuvre, continue de dérouter en soufflant le chaud et le froid. Si telle était son intention, on peut dire qu’il a réussi au-delà de toute espérance ! Il possède un art consommé d’exaspérer le spectateur par des surcharges de mouvements, d’objets et de personnages certainement pensées en profondeur mais totalement inutiles voire nocives pour la compréhension de l’œuvre, tout en aménageant de temps à autre des trouvailles – éclairs salutaires qui font rebondir l’intérêt et l’estime, ou d’autres dont on saisit bien le message tout en restant dubitatif quant à l’effet esthétique. Ainsi, lors du dialogue entre Siegmund et Hunding, au cours duquel ce dernier mange tout en écoutant son hôte puis recrache ce qu’il vient d’avaler avec un réalisme qui donne bien la sensation de nausée provoquée par la présence de cet intrus se révélant son ennemi... Dans cette même scène, l’amoncellement de meubles dans l’espace scénique, qui se déplacent au gré des mouvements du plateau, n’est pas pour améliorer la dimension explicative, surtout au moment de l’apparition d’un réfrigérateur dans lequel Siegmund remise l’épée qu’il vient de tirer du sein de Sieglinde – et non du tronc de l’arbre, comme relaté dans le livret. Divertissons-nous à y voir le symbole d’un amour trop longtemps congelé… Heureusement que les deux amoureux nous offrent le magnifique spectacle de brassées de fleurs dont ils s’inondent mutuellement ! À la fin du premier acte, avant la « consommation », l’arrosage mutuel de sang puis de lait fait office d’un baptême charnel dont on a eu une prémisse lorsque Sieglinde, donnant à boire à Siegmund à travers une tige dont elle s’abreuvait elle-même à l’autre bout, lui avait versé de l’eau sur la tête. Beau parallèle entre des symboles chrétiens et païens, dualité au cœur de toute l’essence du wagnérisme.

En revanche, ainsi qu’on l’avait vu dans L’Or du Rhin, le parti pris de doubler les chanteurs par des danseurs qui gesticulent plus qu’ils n’illustrent l’action, ne peut que distraire l’attention au détriment de la musique et devient franchement agaçant dans certaines scènes, comme par exemple celle de l’explication de Wotan à Brünnhilde au deuxième acte après l’affrontement avec Fricka. Cinq énergumènes agitent devant le dieu des drapeaux qu’il s’efforce de repousser, drapeaux portant des lettres qui une fois rangées en ordre donnent le mot « idiot »… Même si c’est vrai, certaines vérités ne sont pas bonnes à dire, et surtout pas de cette façon !

Il en est différemment pour d’autres figurants, pour lesquels nous abonderons volontiers dans le sens des déclarations de Castellucci dans sa belle interview La Via sapientiale publiée dans le livret. Il s’agit de la présence d’animaux sur scène. Au début du deuxième acte, une inscription apparaît sur le rideau : « Cette production respecte les animaux et veille en priorité à leur bien-être ». Faire intervenir des animaux dans un spectacle est une prise de risque méritoire, mais dont la réussite est toujours récompensée : l’art du cirque doit garder ses droits en toutes circonstances, y compris à l’opéra, dont il atténue l’excès de sérieux – mais peut aussi en corser la gravité. C’est le cas au premier acte, où l’on aura adoré le chien de Hunding dont l’apparition précède l’entrée du personnage, grosse bête noire d’aspect un peu effrayant, rappelant le chien des Baskerville, fort bien dressé au demeurant, qui déambule calmement durant toute la scène – c’est lui qui viendra « saluer » en premier à la fin du spectacle, tenu en laisse par son maître-chien. Et après la mort de Hunding foudroyé par Wotan après avoir tué Siegmund, on voit s’élever au-dessus de la scène l’animal étranglé suspendu à une corde – une doublure empaillée, bien sûr. Symbole classique bien plus doux, la troupe de colombes au deuxième acte, est l’éternelle évocatrice des amours juvéniles… Le clou du spectacle devait être, comme annoncé dans l’interview, le groupe des neuf chevaux de Brünnhilde et des huit Walkyries. Citons Castellucci : « Ce cri de cheval était comme une réponse au« Hoïotoho » ! par lequel débute le troisième acte. (…) Ce n’est pas sans importance que les Walkyries se présentent avec un chant-cri dont les mots n’appartiennent pas au langage humain, des mots dépouillés de signification. Ce sont à leur manière des hennissements de ces guerrières. En ce sens je ne peux qu’espérer que des chevaux se feront entendre sur la scène de la Monnaie ».

On aura vu en effet un magnifique ensemble de bêtes de race, toutes d’un noir de jais, fondues dans la quasi-obscurité de la scène, où elles se meuvent lentement d’une manière un peu fantomatique. Mais compte tenu des déclarations prometteuses, on aurait bien aimé plus de mouvement, de relief, les voir cabrés, hennissant. Point de tout cela… Reconnaissons que les dimensions d’une scène d’opéra limitent les possibilités de chevauchées, et que le statisme qui règne sur scène va à l'encontre de l'élan irrépressible de la musique ! Quant aux guerriers tués, promis aux voluptés du Walhalla, c’est là que le bât blesse… L’amoncellement de corps d’hommes nus laborieusement descendus des montures, puis tirés par les pieds et les jambes par les Walkyries pour être amoncelés en tas, crée une scène de morgue en instance d‘autopsies. On souffre pour ces pauvres acteurs, obligés de rester immobiles dans des positions certainement inconfortables, durant toute la première partie de l’acte, avant d’être évacués de la même manière vers les coulisses. C’est méritoire de veiller au bien-être des animaux, mais pas mal non plus de se préoccuper de celui des figurants…

Venons-en à la musique, et là encore, au risque de nous répéter en l’espace de trois mois, nous ne pouvons guère parler qu’au superlatif, tellement l’écoute a été ravie, captivée, émue d’un bout à l’autre, avec une distribution digne des meilleures années de Bayreuth. On a retrouvé avec bonheur certains chanteurs de L’Or du Rhin, dont le monumental Ante Jerkunica, qui nous avait fasciné en Fasolt et tout autant aujourd’hui en Hunding, avec l’aisance de sa basse aux résonances cuivrées, dotée d’une puissance qui le prédestine aux rôles épiques. Face à lui, Gabor Bretz est un Wotan à la tessiture d’une homogénéité parfaite, particulièrement magistral dans sa maîtrise du registre grave lors de ses moments de doute face à son épouse et à sa fille, mettant en vibration ses ressources sonores et psychologiques dans un mi-voix qui fait songer au toucher de ces pianistes d’exception dont le pianissimo résonne avec plénitude dans tout l’espace d’une salle. Deux interprètes on ne peut mieux assortis l’un à l’autre sont Peter Wedd en Siegmund et Nadja Stefanoff en Sieglinde, ayant tous deux la rare qualité d’un timbre velouté qui enrobe presque avec timidité la naissance de leurs sentiments, avant que le jaillissement de la passion ne révèle leur potentiel sensuel et vocal, dans une puissance égale autant que dépourvue de stridence. Et quelle joie de retrouver la Fricka de Marie-Nicole Lemieux, qui a suivi l’évolution de son personnage depuis ses incertitudes angoissées dans L’Or du Rhin jusqu’aux revendications de la redoutable maîtresse-femme dont les jaillissements fielleux, autant que les reproches pathétiques, témoignent d’une palette de timbres dont l’éloge n’est plus à faire. On terminera par la Brünnhilde suédoise d’Ingela Brimberg, qui semble avoir pris quelques minutes pour s’échauffer pleinement dans ses premiers « Hoïotoho » du deuxième acte, avant de s’inscrire avec dignité, par le potentiel vocal, l’intelligence de la diction et le jeu scénique, dans la prestigieuse cohorte des tenantes nordiques du rôle.

Au pupitre, Alain Altinoglu se confirme tout à la fois narrateur et joueur, sculpteur et orfèvre, et surtout véritable pédagogue, expliquant à travers l’action, avec joie et clarté, sa science de l’instrumentation wagnérienne, dont la complexité aura rarement apparu aussi limpide. Se laisse-t-il parfois emporter par telle grande lame de fond au point de faire courir quelques risques aux voix ? Mais avec un plateau de chanteurs comme celui-ci, plus on en exige et plus on en obtient, et c’est dans un même courant de haut voltage que se fondent la scène, la fosse et la salle.

 

A.L