Elsa Benoit (Poppée), Jake Arditti (Néron), Ambroisine Bré (Octavie, la Vertu), Iestyn Davies (Othon), Alex Rosen (Sénèque), Stuart Jackson (Arnalta, la nourrice, un familier 1), Maya Kherani (la Fortune, Drusilla), Julie Roset (l’Amour, Valletto), Laurence Kilsby (Lucain, soldat 1, un familier 2), Riccardo Romeo (Liberto, soldat 2), Yannis François (un licteur, un familier 3). Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón, mise en scène : Ted Huffman (Opéra Royal de Versailles, 28 et 29 janvier 2023).

Château de Versailles Spectacles CVS118 (1 DVD et 1 Blu-ray). 2h50. Notes, sous-titres et livret en français.Distr. Outhere.

Après sa création triomphale au théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence à l’occasion du Festival de 2022, ce Couronnement de Poppée fut ensuite présenté à la fin janvier 2023 avec une distribution sensiblement différente dans l’écrin rutilant de l’Opéra Royal de Versailles. Éclatante réussite à tout point de vue, le spectacle enregistré lors de cette reprise constitue l’un de ces miracles trop rares où une représentation d’opéra se hisse au sommet de l’expérience musico-dramatique. À cet égard, l’entente entre Leonardo García Alarcón et Ted Huffman semble avoir été idéale, car à l’interprétation d’une folle séduction de la Cappella Mediterranea qui renouvelle notre écoute de la partition correspond une mise en scène étonnante de vie et de sensualité qui offre en quelque sorte une véritable cure de jouvence au chef-d’œuvre de Monteverdi.

La première source de plaisir provient d’abord de la fosse, où le chef, qui utilise la version de Venise 1650, tire de ses douze musiciens exceptionnels des sonorités capiteuses, voire envoûtantes. Parfaitement à l’écoute des chanteurs, il possède en outre un authentique sens du théâtre, qui rend son interprétation hautement contrastée. Au risque de heurter certains puristes, il ose même ajouter ce que l’on pourrait appeler des éléments de « swing » d’un effet extrêmement heureux. Ce Monteverdi est rythmé, il danse, il exulte… Tout aussi remarquable, la distribution frappe notamment par sa jeunesse et son énergie débordante. Dans le rôle-titre, Elsa Benoit incarne une courtisane au charme vénéneux et au chant ensorcelant devant laquelle personne ne saurait demeurer de marbre. La pureté de la voix n’a d’égale que l’ambition dévorante du personnage, dont elle traduit avec beaucoup de conviction les multiples facettes. Lui aussi très à l’aise dans les scènes érotiques, le Néron félin de Jake Arditti rend bien le côté quasi cyclothymique de l’empereur romain, passant presque sans transition de l’ardeur amoureuse à l’explosion de la rage la plus irrationnelle. Si sa voix de contre-ténor se marie idéalement à celle d’Elsa Benoit, il a cependant tendance à forcer son instrument et à le détimbrer dans les passages les plus lourds. Ambroisine Bré est une excellente Vertu et surtout une Octavie fière et dont le chant exprime avec éloquence la blessure abyssale qu’entraîne sa répudiation. En plus de nous ravir par la suavité et la souplesse de sa voix, Iestyn Davies présente l’antithèse parfaite de Néron : affublé d’un ridicule bermuda rose, il est raide dans ses mouvements et dépourvu de tout pouvoir d’attraction sexuelle. Colosse dépassant tous ses camarades d’au moins une tête, le ténor Stuart Jackson est non seulement truculent en nourrice d’Octavie et en Arnalta, mais il chante fort bien, en particulier la splendide berceuse destinée à endormir Poppée au deuxième acte. D’une grande dignité, le Sénèque d’Alex Rosen compense son grave un peu faible par une riche palette de couleurs. Absolument irrésistible en Amour et en Valletto, Julie Roset possède une voix délicieuse de soprano doublée d’un talent inné pour la scène. Après sa belle Fortune du prologue, Maya Kherani campe une superbe Drusilla farouchement déterminée à sauver la vie d’Othon. Autre jeune chanteur plein de promesses, Laurence Kilsby est enfin un Lucain ardent aux moyens déjà impressionnants.

Constamment présents sur scène, les personnages évoluent dans un décor dépouillé où l’on retrouve seulement les quelques meubles ou accessoires indispensables à l’action. En arrière-scène et sur les côtés se tiennent, le plus souvent assis, les acteurs-spectateurs de la pièce qui se rappellent constamment à notre souvenir. Au-dessus du plateau, un énorme cylindre faisant penser à une cigarette démesurée s’élève et redescend tout en pivotant sur lui-même. Inventive et foisonnante mais jamais surchargée, la mise en scène de Ted Huffman insiste à juste titre sur la dépendance physique qu’éprouve Néron à l’égard de sa bien-aimée. Esclave de ses sens, l’empereur cède également à son désir pour le poète Lucain, dans une audacieuse scène d’amour à trois. Les côtés coquins, malicieux et pleins d’humour de l’œuvre sont d’ailleurs merveilleusement exploités grâce à un subtil dosage qui jamais ne verse dans l’outrance. Cette légèreté n’exclut toutefois pas, tant s’en faut, la peinture de la cruauté et même de la perversité. Non content d’avoir ordonné à Sénèque de se tuer, Néron prend ainsi plaisir à verser du vin sur le cadavre du philosophe et à le couvrir de caresses qui lui servent de préliminaires à ses ébats avec Poppée. Monstrueux et terriblement fascinants, tels apparaissent en définitive les deux protagonistes de ce Couronnement de Poppée à marquer d’une pierre blanche.

 

L.B