Fayard, Paris, 2023.

En septembre dernier, Thierry Santurenne a quitté ce monde bien trop tôt, laissant avec cet Orphée aux enfers libéraux un ultime témoin de sa très vaste culture, celle d’un docteur en littérature française et comparée amoureux de l’opéra.

Il s’y attache longuement à rapprocher monde réel, littérature, cinéma et art lyrique, pour montrer que tout vilipendé qu’il ait été au milieu du XXe siècle, ce dernier, toujours en crise, mais toujours vivant, a su depuis jouer de l‘actualité. Il s’interroge sur ce genre, un temps éveilleur de passions – pour s’en référer à Charles Fourier – et qui, à notre époque sans plus guère de repères, dit plus haut et fort encore un besoin d’intensité, de sensations et surtout d’émotions que ne dispensent guère les autres musiques actuelles.

Assurément, on pourra le suivre, pas à pas, dans sa démonstration basée sur l’analyse d’une cinquantaine d’œuvres du répertoire du siècle passé. Associer Der Rosenkavalier à des ouvrages déclinistes comme ceux de J.-H. Rosny aîné (La Mort de la Terre), ou du fils de Jules Verne, Michel, (L’éternel Adam), sous prétexte que les teintes melliflues de Strauss et Hofmannsthal sont « un miroir dans lequel le vieux monde se regarde mourir comme la Maréchale, douce amère, se regarde vieillir dans son miroir » (Christiane Chauviré) relève de l'évidence aujourd’hui, après tant de mises en scène qui ont pris ce parti d’approche. De même, montrer que The Rake’s Progress nous parle de la perte de repères de la civilisation au temps des mutations extrêmes de l’après Deuxième Guerre mondiale face au satanisme, c’est plonger dans une actualité qu’on adapte souvent à la moindre œuvre lyrique (ah, ces metteurs en scène…).

Il s’attache ainsi à parcourir le répertoire du siècle passé pour démontrer que l’opéra a été tout au long le témoin, le souvenir ou l’anticipation de l’actualité des grands changements du monde. Pour faire naître l’homme responsable capable de bâtir demain sur les ruines d’hier.

Logique alors de rapprocher sous le thème de l’individu contemporain Katya Kabanova et Lady Macbeth de Mzensk pour un chapitre nommé « l’Ego en détresse », de parler de forteresse assiégée à propos de Turandot, d’évoquer la mort du père pour Elektra, l’enfance déniée avec Le Tour d’écrou, les jeux de pouvoir avec Le Coq d’or, Gloriana et Nixon in China (qui orne la couverture, façon Sellars), de renvoyer, côté spiritualité, La Passion grecque, redevenue d’une actualité brûlante, à l’amour du prochain si peu pratiqué par le pouvoir ecclésiastique, sauf en paroles, ou La Mort de Klinghoffer au terrorisme – voir son accueil récent et controversé au Met !

Nombre d’autres thèmes sont ainsi évoqués. Jouons un peu : quelles œuvres pour nous parler de transhumanisme, d‘apocalypse joyeuse, du choix du bouc émissaire, d’une écologie sereine ? Quels thèmes associer au Roi Roger, au Joueur, à la Fanciulla ? Quel autre rapproche Le Nain, Lulu et Vanessa ? Réponses dans le livre. L’exercice, parfois périlleux, atteint ses limites dans les rapports de la FROSCH avec la GPA (très à la mode chez les metteurs en scène l’an dernier), passionnant détournement de sujet dont l’auteur assume cependant l’impasse…

Miroir du monde contemporain, l’opéra de notre temps, tel que l’exposent les analyses et les visions des metteurs en scène, reste, selon Thierry Santurenne, décapant pour qui veut bien ouvrir les yeux. Certes, il discourt plus de contenu que de musique. Un brillant exercice de style alors ? Oui, mais on y plonge avec avidité. Il y a toujours là à apprendre, à imaginer, à découvrir… à penser. Lecture conseillée donc à tout dramaturge d’aujourd’hui, et nécessaire à tout amateur d’opéra qui veut réfléchir sur le monde qui l’entoure, réel et non fantasmatique, avec un recul critique indispensable. 

 

P.F