Avec cette double affiche réunissant le Petrouchka de Stravinski et Les sept péchés capitaux de Kurt Weill, le directeur artistique de l’Opera Ballet Vlaaderen, Jan Vandenhouwe, affirme son ambition de donner une place équivalente à la compagnie de danse et à l’art lyrique dans son institution, voire de les intégrer en un projet artistique unique comme l’est ce spectacle où danse, chant et dramaturgie se rejoignent.

 

De Petrouchka, la chorégraphe israélienne Ella Rothschild élimine l’anecdote d’origine et propose une totale relecture où le sous-titre de « scènes burlesques » a perdu toute pertinence. Dans sa vision, la marionnette du conte est devenue un être humain, perdu au milieu d’une foule rampante aux instincts bestiaux dont il est tout à la fois l’objet du désir et la victime de la violence. Dans un décor de lande désertique, apparaît une masse humaine dans un spectaculaire ralenti qui se transformera en un énergique mouvement d’ensemble. Après l’avoir manipulé sans ménagement, le groupe le laissera sans vie avant de quitter la scène. Cette alternance de pantomime et de mouvements chorégraphiques semble être la marque de son style. Le groupe fait ensuite une nouvelle apparition introduisant une marionnette animale, donnée pour un âne dans la note de programme, et dont l’étrangeté et le caractère presque vivant suscitent un fort sentiment de malaise. Reniflant le cadavre, elle semble participer d’une volonté de le ressusciter et, de fait, il finira par se relever et réintégrer le groupe pour la conclusion du ballet après un échange de rôle avec un autre danseur. Le caractère mystérieux et presque sacré qui se dégage de l’ensemble nous renvoie plutôt à l’univers barbare du Sacre du Printemps qu’au conte bariolé originel dont l’argument mêlait réalité sociale de la foire et rêve d’êtres fantasmatiques. On est tenté d'y voir la vision métaphorique de la fin d'une civilisation, comme pourraient l’indiquer les costumes de ville contemporain, autant que celle du rapport de l’individu avec le groupe. Dans la fosse, avec des sonorités âpres, des sons heurtés et des rythmes très marqués, c’est bien cette parenté avec le Sacre, rendue évidente par le décapage effectué par la dramaturgie, que la direction d’Alejo Pérez met en valeur. 

 

Utilisant le même « décor » auquel a simplement été ajouté un énorme poteau porteur d’enseignes de néons multicolores où s’allument un à un les noms des sept péchés capitaux du titre, Jeroen Verbruggen met en scène le « ballet chanté » de Kurt Weill dans une réalité typiquement américaine. Le message biblique est ainsi transformé en un slogan publicitaire fiché en plein désert, façon Las Vegas. La famille des deux Anna est représentée de façon un peu trop caricaturale sous la forme de quatre poupées obèses en sportswear, ce qui en affadit un peu le rôle, et les sœurs en robe blanche sortent tout droit des années 1930. Dans cette vision, Anna I et Anna II sont réellement deux individus et non les deux faces d’une même personne prise entre son devoir et son désir, ce que renforce encore la différence physique entre les deux interprètes. L’une, celle de la morale, exerce réellement une violence répressive sur l’autre qui s’exprime également de façon physique. Le corps de ballet qui intervient à chaque nouvelle étape de la descente aux Enfers d’Anna II est censé illustrer le contexte et la couleur locale de chaque ville traversée et bien sûr se couler dans les différents rythmes de danse qui les concrétisent. La quasi-omniprésence de l’ensemble à un peu tendance à phagocyter le rôle de la soliste qui souvent s’y intègre et y disparait. Dans cette version, la danse prend nettement le pas sur le théâtre, malgré la présence très forte de la mezzo-soprano Sara Jo Benoot dont la voix chaude et expressive donne beaucoup de relief à la musique et à l'excellent quatuor de la famille. Au final, Anna II se (sus)pend au grand poteau comme le reste pathétique d’un être sacrifié au triomphe de la morale bourgeoise et de l’appât du gain, réalisant le rêve familial au prix de sa propre vie. Ici encore, Alejo Pérez trouve la juste tonalité de cette musique qui semble déjà annoncer les années américaines du compositeur. L'ensemble toutefois reste un peu lisse et anecdotique et ne restitue que partiellement l'âpreté du propos clairement politique de Brecht.  

A.C