Libreria Musicale Italiana, 2023, 350 p.
 
Non sans lien avec l’essor des études sur la musique à l’écran, et donc de l’incursion de la terminologie propre à la technique cinématographique et à la filmologie dans le champ de la musicologie, l’intérêt académique pour les liens entre le cinéma et l’opéra suscite un nombre croissant de publications. L’un des mérites de Delphine Vincent est d’avoir appuyé un ouvrage consacré aux opéras fondés sur des films, qu’elle situe dans un processus de « désacralisation de l’opéra », sur une solide connaissance du phénomène relativement récent qui consiste à transférer dans un discours musicologique sur l’opéra les concepts filmiques.
 
Elle consacre la première partie de son exposé à un inventaire des procédés qui correspondent précisément à cette terminologie, tout en critiquant les abus ou imprécisions de langage des auteurs qui banalisent son usage. Elle insiste sur le fait que la référence à des éléments visuels du cinéma n’implique pas le visuel à l’opéra mais plutôt la dramaturgie du livret et de la musique. Concernant le cadrage, elle cite l’exemple d’une analyse de Robert le Diable de Meyerbeer dont l’auteur invoque gros plan et zoom là où il ne s’agit pour le compositeur que de moyens narratifs bien connus à l’opéra. De même, elle considère que se référer au montage à propos de contrastes, d’oppositions ou d’hétérogénéité revient à ignorer qu’il consiste le plus souvent, au contraire, à simuler de la continuité. Elle rappelle également les différents types de cut et leurs nuances parfois subtiles qui devraient inciter les musicologues à la prudence lorsqu’ils tentent des analogies. Sont envisagés selon la même optique le fondu-enchaîné, l’arrêt sur image, le flashback (analepse) et le flashforward, puis l’incontournable distinction entre musique diégétique, extradiégétique et métadiégétique (par exemple un personnage se souvenant d’une chanson liée à son passé). En vertu de la différence des conventions narratives du cinéma et de l’opéra, Delphine Vincent conclut cette propédeutique sur la constatation que « l’opposition entre “opératique” et “cinématographique” est due à une sur-simplification de ce que sont ces médias. »
 
On a affaire avec cet ouvrage, l’auteure l’annonce d’emblée, à un travail universitaire d’habilitation. Ce qui, dans le monde académique, offre un gage de sérieux occasionne dans le cadre d’une diffusion plus large quelques lourdeurs, liées à une exemplification systématique, voire parfois une sur-exemplification, à un discours volontiers redondant et à de longues citations d’extraits des références bibliographiques. Malgré une relecture extérieure, l’anglais dans lequel le texte original a été traduit présente des aspérités qui ne contribuent pas à fluidifier la lecture.
 
C’est vers la quête de l’opéra cinématographique (« cinematic opera »), concept défini davantage en creux qu’en plein, que tend la catégorisation des opéras selon qu’ils sont construits sur un film, sur une pièce ou un roman à l’origine d’un film, avec un éventuel recours à des sources complémentaires. La seconde partie met en application les préconisations analytiques de la première dans trois études de cas. Avec Orphée de Philip Glass, qui fait partie de la trilogie Cocteau du compositeur, on découvre un opéra fondé sur le film et le scénario. On verrait volontiers relégués en annexes les longs extraits de la partition qui émaillent l’ensemble de cette partie, tant ils doublent des commentaires musicaux très majoritairement descriptifs. La conclusion de ce premier cas est sans appel : Glass ayant éliminé les procédés typiquement cinématographiques, son Orphée n’est pas un opéra cinématographique et relève même d’une dramaturgie opératique assez conventionnelle. Prétendre à partir de son rythme « frénétique » que cet opéra serait cinématographique relève d’une méconnaissance de chacun des deux arts.
 
Dans le cas de Brief Encounter d’André Previn, John Caird a travaillé sur le scénario du film de David Lean et non sur la pièce Still Life de Noël Coward dont il est issu. Parmi les observations formulées par l’auteure, on retient notamment que l’opéra de Caird et Previn donne accès non seulement à l’intériorité de Laura, ce qui dans le film se manifeste par l’usage de sa voix off, mais aussi à celle des autres personnages. Puisque Previn « retourne à des moyens opératiques bien connus » pour traduire ce qui est exprimé dans le film, ce qui revient à « acclimater une narration filmique à un contexte opératique », il n’est donc toujours pas question ici d’opéra cinématographique. Et, contre toute attente, The Exterminating Angel de Thomas Adès, dont le livret co-écrit par le compositeur et son metteur en scène Tom Cairns sur la base du film de Buñuel, mais aussi de textes du cinéaste et d’autres auteurs, ne l’est pas davantage. La mine d’informations que comporte cette dernière étude de cas (coupes, restructuration, création d’arias et d’ensembles, références et citations) nous ramène invariablement à un opéra se conformant « à une vision traditionnelle de l’opéra ».
 
On reste donc avec cette question brûlante : si le « cinematic opera » existe autrement que sous forme conceptuelle, pourquoi ne pas en avoir introduit un spécimen dans les études de cas ? Si « la plupart des moyens cinématographiques ne sont pas réalisables à l’opéra » et si leur adaptation sur scène passe par le truchement des topoi de l’opéra, quel forme cet objet peut-il bien prendre ?
 

P.R