© Magali Dougados

Après Les Huguenots (2020) et La Juive (2022), l'Opéra de Genève poursuit son exploration du grand opéra à la française, avec le Don Carlos de Verdi qui inaugure sa nouvelle saison, placée sous le signe des « Jeux de pouvoir ». Le spectacle d’environ quatre heures de musique se révèle d’une incroyable intensité. Basé sur une édition « authentique » et quasiment exhaustive de la version parisienne de 1867, il permet de découvrir une partie du ballet, un « interlude » inconnu entre le troisième et le quatrième acte et surtout un long développement dans la scène finale après les adieux de Carlos et de la Reine qui modifie singulièrement la physionomie du dénouement.
 
La mise en scène, confiée à Lydia Steier, transpose l’action dans un univers totalitaire des années 1930-1940, très inspiré de la période stalinienne. Le décor monumental monté sur une tournette évoque les architectures néoclassiques typiques de l'époque et suggère habilement tous les lieux de l’action avec un minimum de transformations et quelques touches de vidéo. Les costumes sévères, uniformément gris ou noirs, les lumières froides, l’ambiance toujours contrainte, tout parle d’un monde sans joie dominé par la suspicion et la surveillance. Les moines de Saint-Just sont en fait les agents déguisés d’une police secrète qui épie les moindres faits et gestes de l’entourage de Philippe II, tyran en manteau de cuir couvert de médailles, dont le chœur célèbre le culte de la personnalité. L’autodafé de l’acte III est devenu une des nombreuses pendaisons qui se succèdent au fil de l’œuvre, depuis celle d’un paysan au premier acte jusqu’à celle de Carlos et d’Elisabeth au final dont on ne sait exactement si elle sera exécutée. Le seul moment qui rompt avec la grisaille est celui du bal « costumé » de l’acte III mais il vire à une sorte d'orgie dont les débordements sont violemment réprimés par la police de l’autocrate.
 
Il y a peu de fausses notes ou d’extravagances dans l’approche de la metteuse en scène, sauf peut-être cette séance de gymnastique rythmique qui accompagne l’air du voile d’Eboli au deuxième acte et évoque de façon lointaine et un peu incongrue les grands défilés totalitaires. Son idée de faire apparaître Elisabeth enceinte trouve sa justification au final lorsque l’on comprend que même le droit à la maternité est dénié à la Reine et qu'elle n'est qu'un simple objet de l’oppression masculine à qui son enfant va être enlevé avant sa condamnation.
 
Pour défendre cette vision parfaitement cohérente, le Grand Théâtre a réuni une équipe de premier plan. Dans le rôle-titre, Charles Castronovo n’a peut-être originellement les moyens d'un rôle spinto. La voix peu colorée et quelque peu limitée aux extrêmes de la tessiture dénote ses origines de ténor lyrique mais l’interprète convainc pleinement par une incarnation très engagée du personnage dont il évoque avec force le caractère mélancolique et la révolte impuissante. Grande voix lyrico-dramatique, l’Elisabeth de Rachel Willis-Sørensen donne toute la mesure de ses capacités d’interprète dans son grand air du dernier acte. Partout ailleurs, elle laisse entendre un beau médium, des aigus un peu appuyés et de beaux sons filés mais parait parfois un peu sur la réserve. Sans doute est-ce pour compléter ses allures d’amazone bottée de cuir que Eve-Maud Hubeaux se croit obligée à des effets expressionnistes dans les vocalises de la Chanson du voile et surtout dans son grand air de l’acte IV où elle se griffe le visage et se crève un œil. C’est d’autant plus regrettable que son beau timbre cuivré et sa technique impeccable suffiraient à faire vivre un personnage dont elle possède le tempérament. Voix sombre mais articulation d’une grande clarté, Dimitry Ulyanov est un Philippe de belle tenue plutôt sur le versant autoritaire et violent qu’introspectif, comme le laisse entendre son grand air de l'acte IV un peu extérieur. Lui répond la belle basse profonde de l'Inquisiteur de Liang Li dans leur affrontement de l'acte IV. La grande leçon de chant et de tenue stylistique est donnée par le Posa de Stéphane Degout dont la scène de mort suspend l'auditoire à la moindre intonation et frôle les hauteurs de la perfection, le baryton atteignant ici à un rare degré d’expressivité dans une totale sobriété. Si la voix céleste de Giulia Bolcato, un peu fâchée avec la justesse, aurait sans doute gagné à rester en coulisses, le reste des petits rôles se révèle exemplaire, à commencer par le remarquable Comte de Lerme de Julien Henric, dont la clarté du français aurait de quoi faire pâlir les grands rôles de la distribution. Le Thibaut d'Ena Pongrac échappe à toute qualification de genre mais offre au page une jolie voix de mezzo claire et pleine de sève. On saluera aussi le Moine imposant de la basse William Meinert et le petit ensemble des Députés flamands, tous issus du Jeune Ensemble du Grand Théâtre.

Dans la fosse, Marc Minkowski, geste large, engagement de tous les instants, offre à la partition de Verdi toute la vitalité dramatique qu'elle réclame aussi bien dans les grandes scènes d'ensemble que dans les scènes intimes. À la tête d'un orchestre impeccable et de chœurs d'une grande précision, il porte cette production de premier plan à un succès global entièrement mérité.
 


A.C


© Magali Dougados