Jessica Niles (Sandra). © Karl Forster

En ces jours de canicule tardive, créer un opéra sur la catastrophe climatique qui menace la survie de l’humanité ne pouvait tomber mieux. Les 34 degrés, à 15h un 10 septembre sur la place de la Monnaie, sont là pour nous rappeler que l’épée de Damoclès qui pend au-dessus de nos têtes n’est pas une simple fiction. La salle un peu clairsemée laisse à penser que nos contemporains n’ont guère envie qu’on les rappelle à leur conscience même dans une ambiance parfaitement climatisée.
 
Le livret de Matthew Jocelyn en appelle à la mythologie et, à travers l’histoire de Cassandre, nous parle de ces donneurs d’alerte que le monde refuse d’entendre, incarnés dans le personnage de Sandra, double contemporain de la prophétesse antique. Elle aussi est à sa façon douée d'un don prophétique mais Apollon ne lui crachera pas dans la bouche, et elle pourra au final assumer sa solitude et proférer cette vérité que personne, pas même sa propre famille, digne représentante de la grande bourgeoisie capitaliste, ne veut entendre. Le lien entre les deux univers est adroitement opéré par un troisième personnage, Blake, le compagnon de Sandra, un jeune helléniste, activiste écologiste qui s’embarquera pour l’Antarctique et périra dans le naufrage de son bateau.
 
Bernard Foccroulle dit n'avoir pas voulu faire un opéra militant mais, en mettant en scène des activistes, il ne peut éviter une tendance à la simplification qui hypothèque un peu certaines scènes du versant contemporain. On ne croit guère à ce personnage de doctorante scientifique qui s’adonnerait au stand-up pour tâcher de faire entendre ses idées. On retiendra en revanche la scène de l’anniversaire de la mère de l’héroïne, plutôt satirique où s'expriment surdité réciproque et conflits familiaux, notamment lorsque Naomi, la sœur de Sandra, annonce qu'elle est enceinte, ce qui bien sûr suggérera une belle scène où l'héroïne s'interrogera sur le désir de maternité. Au fil des treize scènes très variées qui composent cet acte unique, l'alternance entre les deux héroïnes se fait plutôt au profit de la fille Priam, figure imposante dans son impuissance tragique face à  la destruction de Troie. Au final, bien sûr, les deux personnages se rejoindront dans une scène, assez démonstrative que son caractère récapitulatif fait paraître bien longue malgré la beauté du duo féminin qu'elle introduit. Peut-être aurait-il mieux valu finir sur le cri de Sandra lorsqu'elle apprend la mort de son compagnon, « Ototoi popoi da », celui-là même de la prophétesse antique devant l'horreur de la catastrophe.
 
D'évidence avec cette conclusion, les auteurs ont voulu terminer sur une note « optimiste » mais si l'interrogation de Sandra à elle-même crée certes un suspens, le chœur de la cantate de Bach (BWV 26) parlant de la fragilité de l'existence humaine, paraît un peu trop lénifiant dans son quiétisme face à la tragédie qui vient d'advenir et à celle qui s'annonce.
 
La partition de Bernard Foccroulle se distingue par un jeu marqué entre deux univers sonores bien caractérisés du point de vue de l'orchestration comme du registre mélodique et harmonique, – celui du mythe et celui du monde contemporain – permettant une grande variété dans les ambiances. L'essentiel de l'écriture vocale est basé sur une forme de récitatif et d'arioso mais offre tout de même quelques ensembles et des pointes de lyrisme dans le duo des amoureux. Au chœur, représentant les esprits, est dévolue une écriture homophonique d'une grande douceur qui traduit bien leur présence intemporelle, tandis que trois interludes évoquent sous la forme d'un crissement des cordes ces abeilles menacées d'extinction qui vont se raréfiant jusqu'à n'être plus que cinq.
 
Au timbre clair et brillant de la soprano Jessica Niles (Sandra) répond celui chaleureux et profond de mezzo de Katarina Bradić (Cassandra). Paul Appleby offre à Blake son ténor vaillant et nuancé tandis que le soprano léger de Sarah Defrise caractérise à merveille la jeunesse de Naomi. Dans le double rôle de Priam et du père de Sandra, Gidon Saks possède à la fois la noblesse désespérée du premier et l'assurance tranchante du second tandis que Susan Bickley se métamorphose de façon spectaculaire en passant de son rôle de bourgeoise superficielle (Victoria) à celui de reine de tragédie (Hécube). Le baryton bien timbré de Joshua Hopkins donne beaucoup d'autorité au personnage d'Apollon et au spectateur irrité qui interpelle Sandra lors d'un de ses stand-up.
 
D'une grande sobriété de moyens, la mise en scène de Marie-Eve Signeyrole joue d'un grand cube à transformation (tour à tour ruche, bibliothèque, iceberg) et anime le plateau grâce à de belles projections vidéo et aux lumières de Philippe Berthomé. Dans la fosse, Kazushi Ono rend pleinement justice à une partition d'une belle densité, mais peut-être parfois insuffisamment contrastée, pour une durée d'une heure cinquante-cinq. L'ensemble – livret, musique, mise en scène et interprétation – ne manque certes pas de qualités mais mériterait sans doute d'être un peu resserré pour en renforcer l'impact et servir pleinement la cause qu'il souhaite défendre.

A.C

Sarah Defrise (Naomi). © Karl Forster