Passage à l’Opéra Royal de Versailles des Troyens de Berlioz, pour une soirée unique et magnifique malgré le retrait de John Eliot Gardiner au profit de Dinis Sousa. Ou quand l’élève égale le maître.
 
Tout a commencé au Festival Berlioz à La Côte Saint-André, où démarrait la tournée des Troyens dirigés par John Eliot Gardiner, dont on sait à quel point il avait marqué l’histoire de leur interprétation au Châtelet, voici 20 ans déjà. Les réentendre sous cette baguette qui en a transformé durablement l’approche sonore faisait partie des must de l’été, à croiser après la ville natale de l’auteur à Salzbourg, Versailles, Berlin ou Londres. Mais voici que le 22 août dernier, au sortir de « La Prise de Troie », le vieux chef (80 ans), fatigué par la chaleur et un changement de traitement cardiaque, s’en prend à la basse William Thomas, interprète de Priam, parce qu’il serait sorti du mauvais côté de la scène, le gifle et le cogne ! Répercussion immédiate : le chef rentre le lendemain matin à Londres pour consulter, laissant la baguette à Dinis Sousa, 34 ans, son assistant depuis 2018, pour diriger « Les Troyens à Carthage » du 23 août, et tout le reste de la tournée.

C’est donc lui qu’on a croisé sur le podium du concert à Versailles, pour des Troyens intégraux (hors la scène de Sinon), installés sur scène, semi-staged, avec comme cadre et fond le sublime décor de Pierre-Luc-Charles Ciceri, réalisé en 1837 pour l’inauguration du Musée de l’Histoire de France et devant lequel Berlioz lui-même avait dirigé un concert le 28 octobre 1848. Formidable passage de témoin – par ailleurs déjà réalisé pour La Damnation de Faust dirigée par François-Xavier Roth en 2018 – qui ajoute son clin d’œil historique à la splendeur de la soirée.
 
S’il n’est pas possible de deviner ce que Gardiner en aurait fait, il est évident que Dinis Sousa ayant assumé tout le travail de préparation, et que l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le Monteverdi Choir étant de véritables émanations spirituelles du chef britannique, tout était déjà parfaitement prêt avant les concerts, où Gardiner n’avait plus qu'à ajouter son inspiration du moment et son humeur qui, hélas, de par son caractère difficile, a soudain ouvert la voie, qui sait, à l'émancipation possible de ses formations. Le chef, qui s’est officiellement excusé, a dit réfléchir actuellement aux conséquences de son acte déplacé.
 
Toujours est-il que Dinis Sousa, qui connaît l’œuvre par cœur, qu’il articule d’un bout à l’autre, qui se démène comme un beau diable, sans fatiguer le moins du monde et qui est visiblement apprécié de tous, arrive à un résultat aussi vivifiant qu’irrésistible, du Gardiner en fait, même sans Gardiner, parce qu’au-delà de la battue et des nuances, les éléments constitutifs de l’exécution ont intégré ce style propre à Berlioz que Gardiner a renouvelé si profondément il y a 20 ans. Sonorités exceptionnelles de matière et de galbe, dynamique de tous les instants, fraîcheur de ton et délicatesse d’une poétique insurpassée, nerf et sens des ensembles héroïques de la fresque, l’orchestre prend une part insigne à ce déploiement de beauté. Les chœurs font mieux encore tant ils sont éblouissants, variés, l’une de grandes leçons de la soirée étant avec eux l’impression de la malléabilité, de fluidité, de renouveau permanent, et non celle d’une manière appliquée uniformément. La narration et la durée même de l’œuvre (4h05) en paraissant d’autant plus allégées.  
 
Sur cet écrin magnifique, il ne reste qu’à poser les bijoux des voix. Premier éblouissement, la qualité d’articulation, de prononciation et d’appropriation de notre langue. Adèle Charvet, superbe – et irrésistible – Ascagne, et Lionel Lhote, Chorèbe très digne, chaleureux, faisant figure de diseur, sont ici les uniques française et belge. Seul Ashley Riches, incarnant Panthée, tord et malmène le français d’accents et d’effets vocaux inappropriés. Et seule Alice Coote, Cassandre très investie sur le plan dramatique, mais très nasale et pincée, joue l’outrance au point de détimbrer et en rajoute avec des accents trop marqués, faisant vieux théâtre. Le reste de la distribution, majoritairement anglophone, est d’une perfection rarement atteinte. Le style suit alors sans peine, et l’on n’a à regretter chez Paula Murrihy, somptueuse de timbre comme de délicatesse, que sa Didon soit encore trop femme normale, deux actes durant, pour ne trouver la dignité et les accents de reine qu’au dernier acte, investi. Le Iopas d’un Laurence Kilsby, qui incarne également Hylas, est éblouissant de tendresse émue, le Priam et le Narbal de William Thomas est lui d’une dignité et d’une profondeur idéales. Noir aussi, le fantôme d’Hector et la deuxième sentinelle, très drôle, d’Alex Rosen, la première étant tenue par Lionel Lhote par contraste plus guindée. L’Anna de Beth Taylor est quasiment délurée et impressionne par son ambitus vocal. Les petits rôles (Hécube, Helenus, un Soldat) sont tous aussi parfaitement tenus. Quant à Michael Spyres, il est un Énée qui ne braille jamais, malgré l’ampleur du rôle, et dont il maîtrise le style, la ligne et les aigus avec une tenue digne de Gluck, une perfection de chant et d’expression qui laissent pantois. Il est bien l’Énée de l’époque.
 
Alors, malgré ces quelques réserves qui font figure de broutilles, l’ensemble éblouit et s’inscrit dans la perfection d’une soirée éblouissante, au firmament de l’interprétation des Troyens.

P. F