Peter Kálmán (Bartolo), Rafał Pawnuk (Antonio), Manuel Günther (Basilio), Adriana González (La Contessa di Almaviva), Sabine Devieilhe (Susanna), Krzysztof Bączyk (Figaro), Lea Desandre (Cherubino), Andrè Schuen (Il Conte di Almaviva), Serafina Starke (Barbarina), Kristina Hammarström (Marcellina), Andrew Morstein (Don Curzio). © SF/Matthias Horn


« Qui n'a pas vécu dans les années voisines de 1780 n'a pas connu le plaisir de vivre. » Comme une entêtante musique, cette citation de Talleyrand rapportée par François Guizot dans ses mémoires roule dans nos oreilles depuis quelques jours, en fait depuis notre arrivée à Salzbourg. En effet, cette sentence nostalgique correspond parfaitement à l’atmosphère qui émane de la ville, où la douceur des teintes pastelles, l’architecture raffinée et néanmoins discrète, la beauté tranquillement spectaculaire de la vallée de la Salzach, en bref « l’amenità del loco » dirait Susanna, suggèrent l’attachement à un Ancien Régime fantasmé. À l’issue de la représentation des Nozze, le mot de Talleyrand créé un curieux contrepoint au spectacle auquel on vient d’assister : ce « plaisir de vivre » irrigue certainement la pièce de Beaumarchais et celle de Mozart et Da Ponte… mais qu’en a fait Martin Kušej ?

           

Le spectacle débutait de façon intrigante mais prometteuse : l’ensemble des protagonistes figés devant une grande tapisserie représentant une vue de Florence, du plaisir de vivre à la dolce vita il n’y a qu’un pas. Bien vite on n’ose réaliser que l’évocation italienne sert à camper l’action dans un monde mafieux. Kušej a troqué la folle journée contre des « scènes de la vie de la pègre », désarticulant volontairement une intrigue qui précipite chaque acte vers sa conclusion et ses ensembles dans un même élan jubilatoire. Dans le programme, le dramaturge Olaf A. Schmitt explique que distendre l’action permet de reconfigurer les relations entre les personnages, ainsi Figaro ne sera (peut-être) plus le fils de Marcelline et Bartolo, de même que Susanna sera sans doute consentante (par inclination ou par calcul ?) aux avances du Comte. La mise en scène joue donc – contre l’œuvre – de la fragmentation du temps et de l’espace, divisant régulièrement la scène, chaque personnage dans son compartiment et tant pis pour les trajectoires qui s’entrechoquent. Fragmentation du sens aussi : on comprend que Figaro est un homme de main du Comte, au lieu de mesurer sa chambre il compte les verres dans un bar, brutal et peu avisé. Tout est prétexte à la violence, le « Non più andrai » est pris au pied de la lettre et Cherubino n’ira nulle part puisqu’il est molesté. Cette grisaille humaine est fort bien représentée en scène, les chanteurs ne sont jamais livrés à eux mêmes, le décor intéresse l’œil, mais pour quel propos ? Dans ce monde carcéral qui ne dit pas son nom (les fenêtres sont placées hautes, obstruées par la pluie, le jardin est un local poubelle au I puis une végétation d’intérieur au IV), l’intrigue originale ne correspond plus à rien et celle de Kušej est complètement illisible. La dramaturgie tombe à plat et le rythme de la pièce est constamment brisé, car pour faire percevoir l'étalement de l’action au-delà d’une journée le metteur en scène impose régulièrement des noirs, changements de décors et arrêts là où il n’y en a jamais (au milieu du final du II par exemple).

            À la musique donc de désennuyer le spectateur, ce que les viennois à eux seuls savent faire. Raphaël Pichon insuffle une énergie qu’ils reçoivent avec bonheur, tous au diapason de la direction du chef, mais peut-être pas de sa lecture. Si les élans se coulent dans le geste du chef qui tient admirablement cette phalange d'exception, la couleur demeure très viennoise, sauf dans les récitatifs où Pichon a imposé sa marque en faisant place à une plus grande fantaisie pour le continuo. On goûte avec délices le plaisir de s’immerger dans le son des Wiener Philharmoniker bien menés, mais on s’attendait à un métissage plus fort entre les esthétiques du chef et de l'orchestre.

            Le plateau vocal est inégal et souffre parfois de la sonorité très forte de l’orchestre, on distinguera tout de même un trio superlatif. Andrè Schuen fait balancer son Almaviva entre suavité et autorité, d’une ligne altière il détaille toute la palette de registres de son personnage, de la fureur à l’introspection (« Hai già vinta la causa » exemplaire au III), du miel à l’amertume. La Susanna de Sabine Devieilhe est tout aussi précise dans la variété d’énonciation, jouant le jeu de la mise en scène elle n’est pas seulement piquante mais aussi redoutable, pour finir elle offre un pur moment de grâce dans « Deh vieni non tardar ». Lea Desandre est captivante en Cherubino tant elle a le charme du page, entre malice et naïveté, habituée du rôle, elle ne le chante plus mais le dit avec évidence, la beauté du timbre et la souplesse de la ligne font le reste !

            Malheureusement la distribution n’est pas faite que de ce nectar. Ainsi Adriana Gonzalez, bonne chanteuse, distille une très belle voix, maîtrisée, mais se limite à de systématiques aigus pianos pour toute interprétation. Le Figaro de Krzysztof Baczyk, monolithe et univoque, se limite au rôle du mafieux mal dégrossi, quand Kristina Hammarström (Basilio) et Peter Kalman (Bartolo) semblent bien peu en voix.

            Entre Salzbourg et Aix, cet été Mozart fut gris, pourtant ses chefs d’œuvre n’enseignent-ils pas à trouver, par-delà les cruautés, le plaisir de vivre ?

J.C.

Andrè Schuen (Il Conte di Almaviva), Sabine Devieilhe (Susanna), Adriana González (La Contessa di Almaviva). © SF/Matthias Horn