Barno Ismatullaeva (Cio-Cio-San), Edgaras Montvidas (Pinkerton), Annalisa Stroppa (Suzuki), Brian Mulligan (Sharpless), Taylan Reinhard (Goro), Omer Kobijak (Yamadori), Stanislav Vorobyov (le Bonze), Hamida Kristoffersen (Kate Pinkerton). Orchestre symphonique de Vienne, Chœur du Festival de Bregenz et Chœur philharmonique de Prague, dir. Enrique Mazzola, mise en scène : Andreas Homoki (Bregenz, juillet 2022).
C Major CM762108. Notes et synopsis français, anglais et allemands, sous-titres français. Bonus : « Hope and longing at Bregenz Festival » (25 minutes). Distr. DistrArt Musique.
 
Pour la première Madame Butterfly de son histoire, le Festival de Bregenz a fait appel au metteur en scène Andreas Homoki et au scénographe Michael Levine, à qui incombait le défi de traduire visuellement ce drame intime sur le plateau démesuré surplombant le lac de Constance. Privée de la traditionnelle maison aux murs coulissants, la scène offre un espace de jeu réparti sur différents niveaux où évoluent les protagonistes, les choristes et une vingtaine de danseurs qui apparaissent à certains moments clefs de l’action. Avec leurs masques, leurs amples vêtements blancs et leur gestuelle, ceux-ci rappellent non seulement le théâtre japonais, mais peuvent aussi symboliser des esprits surnaturels, voire les ancêtres de Cio-Cio-San, qui participent au bonheur initial de l’héroïne en dissimulant aux regards indiscrets sa première nuit d’amour avec Pinkerton, pour ensuite accompagner la jeune femme jusqu’à l’accomplissement de son destin tragique. Grâce à de savants éclairages, la scène représente une feuille de papier froissée sur laquelle seraient peints à l’encre de Chine de splendides motifs de montagnes et de paysages d’une grande poésie. Lors de la scène du bonze venu renier sa nièce, ces dessins s’effacent au profit d’un immense visage courroucé à l’aspect terrifiant. Enfin, les ultimes secondes de l’opéra voient l’embrasement subit de la gigantesque feuille, dont la fragilité semblait comparable à celle de Butterfly.
 
Tributaire des dimensions exceptionnelles du plateau, la mise en scène d’Homoki tente donc d’ajouter un aspect spectaculaire à un ouvrage qui en est à peu près complètement dépourvu, tout en multipliant les déplacements pour occuper l’espace. L’arrivée de la nouvelle mariée et de ses compagnes donne ainsi lieu à une longue procession qui serpente jusqu’au bas de la scène. Tout en haut du plateau surgit au premier acte un mât très élevé avec le drapeau américain, dont s’enveloppe Cio-Cio-San pendant « Un bel  ». Par la suite, c’est sur l’eau que l’on voit le prince Yamadori, debout sur une plateforme que font glisser ses serviteurs plongés dans le lac jusqu’au corps. L’élément liquide inspire aussi la belle idée voulant que le petit bateau de Dolore soit le modèle réduit du navire qui ramènera son père à la fin de l’œuvre. Si ces images concourent certes à créer une indéniable magie, elles ne peuvent toutefois compenser la fâcheuse impression générale que Cio-Cio-San vivrait non pas dans un quartier de Nagasaki, mais qu’elle aurait plutôt échoué pour on ne sait trop quelle raison sur une vaste lande quasi déserte, un peu à l’exemple de Manon Lescaut…
 
À la tête de l’Orchestre symphonique de Vienne et de chœurs d’une belle homogénéité, Enrique Mazzola confère beaucoup de tonus et d’intensité à une exécution qui comprend malheureusement quelques coupures. La plus étonnante, en plein duo d’amour, consiste à supprimer le magnifique passage d’un érotisme discret où Butterfly se dévêt, alors que Pinkerton la regarde amoureusement. Originaire d’Ouzbékistan, Barno Ismatullaeva est une Cio-Cio-San d’une sensibilité particulièrement émouvante qui, une fois passée une entrée sans grâce véritable, sait fort bien nuancer son chant. La délicatesse du timbre nous fait cependant craindre que cet instrument léger se révélerait insuffisant dans une salle sans amplification. Edgaras Montvidas n’éprouve pas pareille difficulté, mais les sons engorgés et l’absence de rayonnement vocal nuisent à son Pinkerton. Pour sa part, Brian Mulligan campe un Sharpless attachant doté par contre d’une voix presque trop puissante. Annalisa Stroppa et Taylan Reinhard sont parfaits en Suzuki pleine de compassion et en Goro roublard à souhait. En dépit de moments très réussis, cette Madame Butterfly nous prouve, si besoin était, que le chef-d’œuvre de Puccini s’accommode en somme plutôt mal du gigantisme, qui convient infiniment mieux à Turandot et autres opéras à grand déploiement.
 

L.B