Hélène Carpentier (Juliette). © Catherine Charron-Drolet

Après Faust l’an dernier, le Festival d’opéra de Québec a choisi comme spectacle principal Roméo et Juliette, dont la dernière présentation in loco remontait à 2007. Responsable de la mise en scène, de la scénographie et des costumes, Pierre-Emmanuel Rousseau transpose l’action dans la seconde moitié du XIXe siècle, en modifiant sensiblement le rapport de force entre les deux familles rivales. Dans sa vision de la tragédie telle qu’il l’a expliquée en entrevue, Roméo devient en effet l’employé d’une importante mine qui appartient aux Capulets et vers laquelle il se dirige à la fin de la scène du balcon pour entamer, selon toute vraisemblance, sa journée de travail. Symbolisée par un crassier à l’arrière-scène, cette mine se retrouve également au second tableau du troisième acte, qui voit la violence atteindre son paroxysme avec la mort de Mercutio puis de Tybalt. Ainsi revisitée en illustration de la lutte des classes à l’époque de la révolution industrielle, l’opposition entre Capulets et Montaigus ne dresse donc plus l’un contre l’autre deux clans de puissance égale, élément qui constitue pourtant une donnée fondamentale du mythe.

À l’exception des deux tableaux évoquant la mine, l’intrigue se déroule dans un intérieur aux murs d’un blanc aseptisé qui constitue une conque favorisant la projection des voix. Lors du bal du premier acte, la tenue de Juliette, d’un rose très vif, offre un contraste saisissant par rapport à la sobriété des invités, tous de noir vêtus. Avec sa flamboyante perruque rousse et sa somptueuse robe à longue traîne, avouons toutefois qu’on jurerait voir apparaître non pas l’héroïne à peine sortie de l’enfance de Shakespeare mais bien plutôt Violetta ou quelque autre demi-mondaine désireuse de faire chavirer le cœur des hommes… Si la mise en scène s’avère généralement d’une sobriété efficace, il est dommage de distraire l’attention du spectateur pendant le délicieux madrigal (« Ange adorable ») par une chorégraphie plutôt déconcertante où les choristes esquissent quelques pas tout en se déhanchant. Par ailleurs, de nombreuses coupures nuisent parfois à l’intelligibilité de l’action. On pense notamment à la scène du balcon, où l’on supprime l’intrusion de Stéphano, événement capital pour la suite des événements.

En nets progrès par rapport à son Faust de l’an dernier, Thomas Bettinger est un Roméo particulièrement à l’aise dans les grands moments dramatiques, comme dans l’ensemble « Ô jour de deuil ! », où il fait entendre un instrument éclatant et bien timbré. Les passages legato ou en demi-teintes, de même que certaines attaques, lui posent certes encore quelques difficultés, mais il sait offrir un portrait attachant et nuancé de son personnage. Il n’est pas sûr en revanche que le rôle de Juliette convienne vraiment à Hélène Carpentier, dont la belle voix de soprano manque d’agilité et d’aisance dans l’aigu. Peut-être en accord avec la conception du metteur en scène, elle incarne en outre une héroïne qui, loin de découvrir le monde avec ravissement, semble déjà pourvue d’une vaste expérience de la vie. À cet égard, on pourrait facilement croire qu’elle a le même âge que sa nourrice, interprétée par Rose Naggar-Tremblay, jeune mezzo au timbre superbe. Avec la même autorité vocale dont il avait fait montre en Méphisto l’année passée, Patrick Bolleire confère pour sa part toute la dignité requise à Frère Laurent. Trois chanteurs font forte impression dans des rôles secondaires. Le premier est Christophe Gay, Mercutio éblouissant de naturel scénique et dont la diction d’une clarté exemplaire fait merveille dans la ballade de la reine Mab. Le Tybalt aux moyens généreux de Loïc Félix lui donne la réplique avec toute la morgue qu’on puisse imaginer. Quant à Marie-Andrée Mathieu, elle est un Stéphano irrésistible de fraîcheur et de beauté vocale dans « Que fais-tu, blanche tourterelle ». Notons enfin Tomislav Lavoie, qui campe un comte Capulet convaincant en dépit d’un aigu limité, et Marc-André Caron, solide Grégorio. Très investi sur le plan scénique, le Chœur de l’Opéra de Québec donne sa pleine mesure dans un finale du troisième acte on ne peut plus percutant. Retrouvant l’Orchestre symphonique de Québec après le Don Pasquale d’octobre 2022, Laurent Campellone démontre ici ses profondes affinités avec l’opéra français du XIXe siècle. Passionnée, sensible et tendre, sa direction est un modèle d’intelligence musicale dans la tradition de Michel Plasson. Une telle complicité avec la phalange québécoise nous fait espérer son retour prochain dans d’autres ouvrages du même répertoire. 

L.B

A lire : notre édition de Roméo et Juliette/L'Avant-Scène Opéra n° 324

Thomas Bettinger (Roméo), Loïc Félix (Tybalt) et Christophe Gay (Mercutio). © Catherine Charron-Drolet