Photographie : Monika Rittershaus

D’abord, un orchestre, le LSO tout couleurs et mouvements, donne le ton d’expressionnisme fauve à ce Wozzeck. Cet orchestre de solistes trouve dans la partition de Berg en terrain de jeu d’exception, l’orchestration donne mille occasions aux instrumentistes de chercher la couleur, de souligner le détail, de jouer par les sons avec un collègue à l’autre bout de l’orchestre… de fait la partition est chatoyante et animée, car le jeu se traduit ici par une énergie sensuelle, parfois plus chaloupante qu’érotiquement morbide. Or personne ne sait mieux jouer de cet orchestre que Simon Rattle, il en magnifie les qualités tout en proposant une véritable vision où la violence s’exprime de façon continue, sans tendre l’arc. Le suspend est pourtant permanent et l’intrigue s’écoule sans coaguler, jusqu’au tarissement des veines.

            Christian Gerhaher est un Wozzeck pour l’Histoire. Cet incroyable diseur va au-delà de la prononciation des mots, jouant sur l’émission, modulant la couleur de sa voix. Le baryton fait affleurer à la surface du chant les marques du traumatisme : l’hébétude, la pulsion de mort et surtout la peur sourde et tenace. Malin Byström a l’aigu tranchant et les graves plus en retrait. Sa Marie perd donc un peu en ambiguïté, mais elle tient bien son rôle, très crédible en femme au foyer délaissée. Thomas Blondelle (le Tambour-major) se heurte aux mêmes difficultés qu’à chaque rôle sollicitant trop sa quinte aigue, mal aisée et trop serrée, il y perd la séduction du militaire. Brindley Sherratt barytonne son docteur d’une voix déliée et Peter Hoare éructe, crache ou marmonne à la perfection son capitaine selon qu’il humilie Wozzeck ou qu’il prenne peur. Parmi les seconds rôles on note la Margret voluptueuse d’Héloïse Mas.

            Simon McBurney signe une très belle mise en scène qui repose sur deux éléments scénographiques : un plateau tournant et trois murs faits de fenêtres qui s’ouvrent sur la scène. L’histoire de Wozzeck est celle qui se passe au cœur de la cité, sur laquelle on jette un œil voyeur mais qu’on refuse de regarder en face. Convoquant subtilement la vidéo (Will Duke), sans trop en faire mais ménageant des effets spectaculaires (la noyade de Wozzeck), utilisant les lumières (Paul Anderson) pour créer une atmosphère brumeuse et grise… le metteur en scène britannique livre un spectacle extrêmement soigné et ordonné, on salue ainsi la multiplicité des tableaux, la variété des images, mais on s’en veut presque de prendre tant de plaisir à contempler la beauté de la mise en scène. Pas une seule fois on n’est dérangé par la misère ou la violence, sensation étrange quand on s’attend à éprouver ses propres limites.
J.C.

À lire : notre édition de Wozzeck / L'Avant-Scène Opéra n°215