© Jean-Louis Fernandez

D’abord, ne pas s’y méprendre, L’Opéra de quat’sous n’est pas un uppercut ni une démonstration, c’est une glissade sur le sol graisseux d’un cabaret pourri, des coudes collés à une table lustrée par la bière, une violence qui suinte, une noirceur qui flotte dans l’air comme une odeur de tabac froid. Tout cela, nous ne l’avons pas vu mais nous l’avons bien entendu.
 
En 1928, Brecht n’est pas encore marxiste, sa dramaturgie et sa prose sont moins analytiques. De son côté, Weill est à la recherche d’un langage plus immédiatement accessible sans se départir d’un héritage savant et moderniste. L’ouvrage s’inspire du Beggar’s Opera de Pepusch et Gay, que les auteurs ont découvert grâce à la traduction d’Elisabeth Hauptmann réalisée pour eux. L’opéra est acclimaté aux bas-fonds, dont les dieux tutélaires sont les proxénètes et autres surintendants de la mendicité londonienne, et comme tout bon opera seria, il y est question d’union impossible entre les héritiers princiers de cet univers. Le parallèle est grinçant, la singerie des us et coutumes de la bourgeoisie et de l’aristocratie en révèle toute l’hypocrisie, et le propos se concentre sur la destitution des pouvoirs, qu’ils soient iniques, infâmes ou légitimes – le crime organisé incluant aussi la police. La misère affleure, participe d’une atmosphère poisseuse et volontiers mélancolique, mais n’est pas le sujet.
 
On s’attendait à ce que ça grouille, ça bouge, ça fuse… pour éventuellement se suspendre dans les moments d’amertume. Mais on attend en vain le « ça », l’énergie sombre et désespérée qui anime la pièce tout en se travestissant sous un humour ravageur. Thomas Ostermeier livre une mise en scène complètement fade d’une œuvre pourtant immensément riche. Pourtant, l’excellente traduction d’Alexandre Pateau rend admirablement justice à la profusion brechtienne. Mais ici l’humour tombe à plat car plus souvent traité comme un gag qu’avec férocité. Tout comme la sensibilité et la mélancolie, l’ironie et l’humour doivent plus aux interprètes qu’à la mise en scène qui se résume à la présence de quelques éléments de scénographie – une passerelle, une grille pour évoquer la prison, une potence – plus décoratifs que dramaturgiques et resserrant l’action au cœur de la scène, donnant le sentiment que le plateau est trop vaste. On s’interroge aussi sur les images projetées sur deux écrans. Elles évoquent le XXe siècle dans une esthétique du collage aux airs de déjà revu, et remplissent (mal) une fonction illustrative.
 
Heureusement, il y a les interprètes ! Les comédiens déploient leur savoir-faire et jouent avec une vivacité et un brio rares sur les scènes lyriques. On admire aussi le travail de déclamation du texte, la variété de tons tant dans le parler que dans le chanter… Véronique Vella portraiture une Celia Peachum forte en gueule, gouailleuse à souhait, chanteuse-diseuse extravertie pour notre plus grand bonheur. Christian Hecq joue son mari Peachum, formant ainsi un couple de bourgeois du caniveau comme un duo de vieilles vedettes du music-hall. Au contraire, Elsa Lepoivre (Jenny) est superbe de retenue, toute amertume et cruauté froide, alors que Claïna Clavaron (Lucy) révèle une voix ample, parfaite pour jouer la séduisante fille du shérif Brown aussi bien qu’interpréter la ballade de Mac-la-lame dès le début de l’ouvrage, en la susurrant avec un regard de défi. Marie Oppert (Polly Peachum), formée aussi bien à la comédie musicale, au théâtre et au chant lyrique, se révèle très à son aise dans le personnage d’amoureuse pas si naïve. Birane Ba (Macheath), Nicolas Lormeau (Robert, homme de Macheath, Smith), Sefa Yeboah (Filch et Saul, homme de Macheath), Benjamin Lavernhe (Brown) et Jordan Rezgui (Matthias, homme de Macheath), Cédric Eeckhout (Jacob, homme de Macheath) tirent tous leur épingle du jeu, qu’ils y arrivent par le chant, le verbe ou le jeu.
 
Enfin, la véritable force motrice du spectacle se trouve en fosse. Maxime Pascal a réinstrumenté la partition en fonction d’un idéal sonore délimité par les multiples influences qui s’exercent sur la partition : musique « qui pleure » signant par-là l’influence de l’Europe centrale – de la musique populaire à celle de Mahler –, musique savante, précédent schönbergien et bergien… ces univers esthétiques dont le chef a décelé les traces forgent l’identité de Weill, faisant la part belle à une noirceur pessimiste. Les interprètes du Balcon passent d’un instrument à l’autre avec virtuosité pour varier les couleurs tout au long de la pièce. À la manière des meilleurs éclairages de théâtre, la palette de timbres change au long du spectacle, cohérente avec le livret. Imperceptibles ou radicaux, ces changements s’inscrivent dans une véritable lecture : Maxime Pascal prend la musique de Weill au sérieux, avec la gravité nécessaire, sans pour autant verser dans l’esprit de sérieux ni perdre de vue l’humour de la pièce.
 
À la fin des saluts, la troupe interprète un couplet inédit du finale de la version de 1948, mettant en garde contre « les nouveaux fascistes ». Chanté dans la cour de l’Archevêché, que certains spectateurs ont quittée prématurément parce qu’il ne pouvait pas écouter « ces inepties gauchistes » (la phrase « qui est le voleur, celui qui braque la banque ou celui qui la fonde ? » n’aurait donc rien perdu de son caractère corrosif), à Aix en plein cœur de la région PACA gangrénée par l’extrême-droite, et quelques semaines après des émeutes qui ont suscité des réactions rances de la part d’un certain nombre de responsables politiques, ce couplet sonne comme un affreux mais nécessaire avertissement. 

J.C

À lire : notre édition sur le Festival d'Aix-en-Provence/L'Avant-Scène Opéra n°334
© Jean-Louis Fernandez