Elsa Dreisig (Juliette) et Benjamin Bernheim (Roméo). © Vincent Pontet/OnP

33 ans que Roméo et Juliette n’avait pas été donné sur la scène de l’Opéra, qu’il fût Garnier ou Bastille. Dans les années 2000, Paris était passé à côté du Roméo historique de Roberto Alagna, heureusement consigné par le CD et le DVD, cette fois-ci la grande boutique est au rendez-vous de l’histoire du côté des voix, mais n’anticipons pas.

Dans sa note d’intention, le metteur en scène Thomas Jolly assume de proposer un écrin pour le superbe joyau qu’est la partition de Gounod. Pas de lecture analytique, et les transpositions concernant costumes et décors servent à nourrir un fantasme esthétique post-moderne tendance gothique : le grand escalier de Garnier, fastueux et synonyme de fête, et de l’autre côté du dispositif monté sur une tournette, un double escalier menant à la porte du palais Capulet et ménageant sous le perron un espace qui se révèlera des plus utiles scéniquement. En haut de chaque volée de l’escalier de Garnier, on trouve – comme attendu – des balcons. La grande vertu de ce décor de Bruno de Lavenère, dont la noirceur est aussi le signe de l’épidémie de peste qui sévit dans Vérone (explicité lors de l’ouverture par la collecte des cadavres et tout au long du spectacle par le symbole peint sur les maisons pesteuses, un quatre inversé rouge, reproduit sur la porte du palais Capulet), est de démultiplier les espaces, qui seront tour à tour la cellule de Frère Laurent (une barque s’avançant dans une des cavités sous les escaliers de côté), la chambre des époux (la même cavité isolée du reste du décor par la présence d’un rideau le recouvrant) ou finalement le tombeau dans l’arche sous le perron du palais, d’où ressurgit la barque de Frère Laurent portant la dépouille de Juliette illuminée de cierges.

Les costumes de Sylvette Dequest panachent des rêves d’habits de la Renaissance et des costumes contemporains, dans un dégradé de gris anthracite et de noir rehaussé de doré. Seule Juliette apparaîtra en blanc, dans une robe/pantalon, et parsemée de paillettes dorées – effet « rayon vermeil » garanti ! Les lumières d’Antoine Travert participent à cette esthétique de fête morbide, créant brumes et pénombres et faisant de la lumière un outil d’agression en projetant des lasers dans la salle, pendant le bal initial mais aussi lors de la nuit d’amour… mais l’amour de Roméo et Juliette n’est-il pas une agression envers l’ordre établi de la haine qui règne entre les deux familles ? Enfin, les chorégraphies de Josépha Madoki, en complet décalage avec les valses du bal, rendent à l’intrigue sa brutalité et sa moiteur érotique… l’histoire de Roméo et Juliette n’est en effet pas un bonbon sucré.

Évaluons donc le metteur en scène à l’aune du projet qu’il s’est donné : ici pas d’analyse, mais bien une lecture qui néanmoins ne verse jamais dans le littéralisme. On retrouve la profusion bigarrée de Shakespeare, le spectacle est riche d’ambiances, d’atmosphères croquées avec un plaisir évident – on pense notamment à la Reine Mab fantomatique à la fois inquiétante et amusante – et on se laisse embarquer dans la jouissance d’un spectacle qui prend (enfin) l’art lyrique au sérieux et lui fait confiance. Si l’esthétique ténébreuse du spectacle ne vieillit pas trop vite, on tient sans doute – pour la première fois depuis longtemps – un spectacle de répertoire qui pourra être montré régulièrement, car la partition le mérite. 

Carlo Rizzi s’en fait le défenseur zélé, mais parfois unilatéral. L’orchestre sonne à son avantage, certains moments sont même charmants (la rencontre, l’arrivée au jardin…) mais la lecture du chef est trop inégale, notamment dans la gestion du tempo parfois pesant puis soudainement énervé. Rizzi juxtapose ainsi des aplats soignés, mais manquant d’une dynamique qu’un surcroît de récit aurait pu lui fournir.

Saluons la foule des petits rôles tous bien chantants, parmi les rôles les plus courts, il faut tout de même relever la prestation de Jérôme Boutillier en Duc de Vérone, baryton juvénile qui donne un surcroît de tempérament au souverain. Laurent Naouri joue à merveille des deux registres du personnage : amuseur au premier acte, autoritaire au quatrième. Sylvie Brunet-Grupposo est une Gertrude de luxe, Maciej Kwaśnikowski fait bien résonner l’orgueil de Tybalt face au Mercutio clair et vaillant d’Huw Montague Rendall qui s’acquitte d’une délicieuse Reine Mab au I. Jean Teitgen déroule sa belle voix de basse pour un Frère Laurent soucieux et généreux, et Lea Desandre compose un truculent Stéphano un peu racaille, sans pour autant renoncer aux charmes du chant et d’un phrasé ravissant.

Enfin, il y a l’évidence d’un couple solaire. Benjamin Bernheim détaille les lignes de Roméo avec une simplicité confondante, d’une voix soyeuse, les aigus faciles (« Lève-toi soleil ») et la demi-teinte bouleversante (la mort). Elsa Dreisig est une Juliette d’une fraîcheur inouïe et d’une audace fascinante. La virtuosité du rôle sert à chaque instant l’interprétation, la voix rayonne avec le personnage et l’on goûte l’intelligence des mots à chaque note. Au-delà des mots et des notes, l’incarnation éblouit : depuis la stupeur amoureuse initiale jusqu’au kaléidoscope d’émotions du tombeau, en passant par le saisissement dans l’air du poison, où la soprano assume avec une autorité impressionnante la limite grave de sa tessiture.

L’Opéra de Paris conclut ainsi sa saison sur une réussite éclatante, et l’on peut espérer que les quelques réserves exprimées ne trouveront plus de raison d’être au cours de la série. 

Jules Cavalié


À lire : notre édition de Roméo et Juliette/L'Avant-Scène n° 324
© Vincent Pontet/OnP