Ludovic Tézier (Hamlet) et Clive Bayley (Spectre du roi défunt). © Bernd Uhlig

Depuis 1938, l’Hamlet d’Ambroise Thomas n’avait pas reparu sur la scène de l’Opéra de Paris. Entre temps, le Châtelet et l’Opéra-Comique se sont chargés de présenter un ouvrage qui appartient bel et bien au répertoire de la « grande boutique ». L’ouvrage en a tous les codes : chœurs nombreux, ballet au quatrième acte, une intrigue dramatique complexe, plusieurs personnages en proie à des dilemmes ou tourmentés par leurs décisions, et monumentalité de rigueur. Confessons immédiatement au lecteur que nous goûtons peu cette musique, Chabrier dit un jour : « Il y a la bonne musique, la mauvaise musique puis celle d’Ambroise Thomas », et nous ne sommes pas loin de partager son opinion. Le caractère convenu et artificiel, le pompiérisme et l’expression ampoulée nous rendent sourd aux qualités pourtant réelles de certaines pages, notamment à l’effort du compositeur pour soigner un parler-chanter dans les récits qui, contrairement au reste, ménagent quelques moments touchants de justesse dramatique. Ne jugeons tout de même pas ces hommes injustement pour avoir été « de leur temps », même si Barbier et Carré signèrent un véritable crime contre Shakespeare en embourgeoisant la cour du Danemark.
 
Les auteurs doivent leur salut à la prestation de haut niveau des artistes du jour. Ainsi, Pierre Dumoussaud dirige avec sensibilité une partition dont il allège l’impossible grandiloquence, au risque parfois de la baisse de tension, privilégiant l’intimisme à la fureur. L’ensemble est tenu et mené avec art, dans une attention constante au plateau. Ludovic Tézier est simplement extraordinaire en Hamlet. Dans une composition millimétrée se côtoient le désir de vengeance, la folie, la tendresse, la pitié et le renoncement. Souffle et diction sont au service d’une incarnation magistrale. Jean Teitgen et Ève-Maud Hubeaux forment un couple classieux en Claudius et Gertrude, les voix sont amples et de beau timbre. On apprécie le Laërte plus court de voix de Julien Behr, mais bien disant et réussissant à faire vivre un personnage que le livret rend complètement falot, enfin impeccable Ophélie de Lisette Oropesa, d’une santé insolente, au point de passer parfois à côté de la fragilité du personnage. On salue aussi le spectre parfaitement lugubre de Clive Bayley, ainsi que Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus) contribuant largement à la réussite de la soirée grâce à leurs personnages bien campés, tout comme le Polonius de Philippe Rouillon.
 
Krzysztof Warlikowski joue sur deux ressorts : la folie d’Hamlet (maintes fois évoquée par sa mère) et projette cette famille dysfonctionnelle dans le temps long. En effet, le meurtre du roi son père devient pour Hamlet une obsession nourrie par le temps, puisque la lecture du metteur en scène le déplace vingt ans auparavant. On comprend ainsi à la fin de l’acte III que c’est la tentative d’assassinat de Gertrude par Hamlet qui conduit celui-ci à l’internement. Sa mère devenue grabataire l’y a rejoint, et Polonius semble se désintéresser d’eux. L’histoire n’est plus seulement celle d’une vengeance mais la déliquescence d’une famille face à l’irruption de la folie et de la déchéance physique. Dans ce dispositif, Ophélie est une collégienne devenue infirmière (on ne sait pas vraiment, sa place demeure indécise). Pour mettre en œuvre cette lecture, Warlikowski convoque son vocabulaire habituel : un grand espace modulable, à mi-chemin entre l’univers carcéral et la salle des fêtes, traitement carnavalesque de certaines scènes (la fête où est représentée la pièce prévue par Hamlet), gémellité clownesque (le premier noir, le second blanc) entre Hamlet et son père, et mort d’Ophélie complètement décalée – dans une baignoire. Si l’ensemble est curieux et intéressant à regarder, on perd parfois le propos, le discours étant dilué dans la débauche de moyens. En dehors du dispositif et de ses failles, c’est d’abord dans le jeu d’acteurs que le metteur en scène imprime sa marque pour le meilleur, grâce à une direction au cordeau qui rend chaque interprète fascinant. 

Jules Cavalié


Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie). © Elisa Haberer